Par Nadja POBEL, journaliste
La présentation du Tour de France 2010 a été entachée ces derniers jours par l’annonce d’une enquête préliminaire à l’encontre de plusieurs équipes cyclistes dont Astana pour utilisation frauduleuse de médicaments. Avant de tourner les yeux vers le départ hollandais de juillet prochain, retour sur l’édition 2009 qui a valu une joute littéraire jubilatoire et féconde des journalistes couvrant l’événement…
Même si parler de dopage et réclamer des garanties de propreté semble plus difficile et plus risqué que d’escalader le Ventoux, les journalistes prennent plus de liberté qu’auparavant. Fut-ce pour assumer les positions de rédactions concurrentes entre elles, combat des David (Libération et Le Monde, en proie aux difficultés de la presse papier) face au Goliath Amaury, détenant le Tour et son puissant organe de presse, L’Equipe, sans réelle concurrence sur le domaine du sport…
Ah L’Équipe et le Tour ! Bien sûr l’histoire des deux institutions est longue, consanguines. En 1903, L’Auto a inventé la course pour supplanter Le Vélo et vendre du papier. A la Libération, L’Auto, qui a continué à paraître dans la France occupée, doit changer de nom. Donc en 1947, le Tour repart, les ventes de L’Équipe aussi. Absence de la télévision, balbutiements de la radio, le quotidien national est encore à l’époque le seul vecteur pour raconter, voire enjoliver (la seule vérité est la leur) la course. En 1965, Le Parisien Libéré prend le contrôle de L’Équipe via sa maison-mère, le groupe Amaury. La direction de la course passe donc entre les mains des rédacteurs en chef du Parisien, Félix Lévitan et de L’Équipe, Jacques Goddet. En 1973, le groupe Amaury crée la Société du Tour et l’épreuve n’est plus sous le joug direct de L’Équipe, Amaury détenant donc le journal et la course. Dès lors, il n’est pas évident de parler de dopage pour le quotidien : on n’abîme pas le jouet du patron…
Cependant, avec les années Armstrong, la carapace se fissure. C’est L’Équipe et son journaliste spécialiste ès dopage, Damien Ressiot, qui sort quelques jours après la retraite de l’Américain en aout 2005, la positivité à l’EPO des échantillons prélevés en 1999 lors de son premier succès sur la grande boucle. C’est certes un peu tard mais l’info est explosive : le champion cycliste clame son innocence, attaque le journal, mais à cours d’arguments, il retire sa plainte.L’Équipe sait donc enfin confronter « sa » course au mal endémique du sport.
Ce Tour 2009 est celui du retour de l’homme que personne ne voulait revoir si ce n’est Marie-Odile Amaury. Et la patronne du groupe a procédé sans masque : dès septembre 2008, elle débarque Patrice Clerc, patron d’ASO qui depuis huit ans menait une lutte acharnée contre le dopage, en conflit diplomatique avec l’UCI, la fédération internationale de cyclisme aux présidents bien trop permissifs. Conséquence immédiate : Armstrong annonce son retour à la compétition comme s’il n’avait plus peur du gendarme. Et c’est certain, Christian Prud’homme, directeur du Tour, sera bien obligé de lui souhaiter la bienvenue sur cette édition 2009, quand les années précédentes il laissait au vestiaire des équipes indésirables comme… Astana en 2008, celle avec laquelle court Lance Armstrong !
Les autres titres se montrent souvent plus virulents sur les travers du cyclisme.Libération est un modèle du genre, avec l’ironie jubilatoire de Jean-Louis Le Touzet qui n’hésite pas à mettre les pieds dans le plat ou Antoine Vayer, ancien entraineur de l’équipe Festina, et professeur d’EPS, directeur d’une cellule de recherche sur la performance.
Cet été, la paire Le Touzet-Vayer a rejoué son parfait duo pour Libération, Le Monde a engagé un chroniqueur enragé nommé Greg LeMond et L’Équipe a choisi de confier à sa meilleure plume et meilleur historien, Philippe Brunel, une alléchante rubrique intitulée «parti pris». Cerise sur le gâteau, L’Équipe Magazine, a comme souvent, produit des éditos percutants et courageux via Jean-Philippe Leclaire. Tous ces hommes se sont joyeusement répondus par leurs médias interposés, créant une émulation salvatrice sur la course qui suscite toujours autant la contestation notamment après la performance supersonique de son vainqueur Alberto Contador. Tour d’horizon de ces échanges dont la VO2 max (le débit maximum d’oxygène consommé lors d’un effort) a été le point d’ancrage…
Depuis plusieurs années, Antoine Vayer fait un travail simple : il calcule la puissance dégagée par les coureurs en fonction du pourcentage de la pente, de la densité moyenne de l’air, du coefficient de roulement, du temps nécessaire pour parcourir ce parcours, etc. Et au-dessus d’un certain résultat, pour lui pas de doute, un cycliste est dopé. Pour Le Touzet aussi, ces calculs scientifiques sont «une preuve irréfutable» écrit-il le 24 juillet. A la suite de ces arguments parus dans Libération, Greg LeMond estime le lendemain dans Le Monde que «quelque chose cloche» chez Contador, qui a bouclé le contre-la-montre d’Annecy à plus de 50km/h à une VO2 max jamais atteinte d’après les calculs d’Antoine Vayer. LeMond soutient le mode de calcul et voudrait que «ces données soient collectées par un organisme indépendant des pouvoirs sportifs et rendus à la connaissance du public».
La réaction de L’Équipe ne se fait pas attendre, Philippe Brunel ne s’interroge pas directement sur ce calcul mais admet que «le scepticisme ambiant» dû à l’outrageuse domination de Contador « ruine toute tentative d’encensement». S’appuyant sur l’information du contrôle positif à la CERA de Danilo Di Luca, vainqueur du Giro 2007, il rappelle à quel point « les vérités du jour méritent d’être accueillies avec la plus grande précaution ». Le lendemain, Philippe Brunel invite même «à penser par recoupements», une méthode de travail basique pour les journalistes mais bien souvent occultée.
Il était pendant longtemps difficile d’écrire dans L’Équipe que Laurent Jalabert était un poulain de Manolo Saiz chez ONCE puis de Bjarne Riis chez CSC. Etant donné le passé sulfureux officiel des deux hommes en matière de dopage, il était normal de se poser la question de la «propreté» des nombreux succès de Jalabert. Mais sans preuve cette simple question bafouait la présomption d’innocence. Exit donc les questions gênantes. Désormais c’est possible. Et c’est sous la plume de Clément Lacombe, le suiveur du Tour pour Le Monde qu’on trouve ces recoupements enfantins : « Depuis ses débuts, sa carrière (NDLR : celle de Contador) a de toute façon toujours été jalonnée par le doute. A cause de ses équipes d’abord : celles de Manolo Saiz, pris en flagrant délit d’achat de produits dopants, puis celles de Johan Bruyneel, l’homme qui a dirigé Lance Armstrong lors de ses sept Tours victorieux. A cause de ses performances aussi, comme sur la Grande Boucle 2007 où il était le seul à pouvoir suivre le Danois Michael Rasmussen, suspendu depuis pour avoir joué à cache-cache avec les contrôleurs antidopage. A cause enfin de documents saisis en 2006 dans l’appartement du médecin espagnol Eufemiano Fuentes, à l’origine de l’un des plus grands scandales de dopage de l’histoire, où apparaissaient le nom d’Alberto Contador ou ses initiales « A. C. » ». Mais ceux qui critiquent ne seraient peut-être que des aigris ou des sceptiques qui ne savent pas rêver comme le disait Armstrong au soir de sa septième victoire sur le Tour. C’est en tout cas que dit Bernard Hinault. Le Blaireau ne comprend pas la réaction de LeMond : «quand on a gagné le Tour, on se doit de le magnifier, de lui rendre ce qu’il vous a donné au lieu de le critiquer». C’est Philippe Brunel dans L’Équipe qui rapporte ces propos sans prendre parti comme le promet pourtant l’intitulé de sa chronique. Souvent plus tiède que ses acolytes, il semble marcher sur des œufs tout en tentant de réclamer en sourdine des preuves d’honnêteté à Contador. Difficile exercice décidemment que de se positionner sur le Tour quand on appartient la rédaction de L’Équipe.
Mais les changements du discours, si minimes soient-ils, existent quand même… L’Équipe Magazine est une rédaction bien différente et se permet de se livrer plus ouvertement. Dans l’édito du mag du 18 juillet 2009, Leclaire singe Johan Bryneel et son utilisation de l’oreillette et lui prête, dans un dialogue fictif, de mauvaises intentions à l’encontre de Contador pendant qu’il propulse son protégé Armstrong. Il tacle le «cuculte» Drucker, qui s’est rendu dans le ranch du Texan pour l’entendre dire «je n’ai jamais rien pris ». Leclaire n’exprime pas ses doutes personnels mais les fait passer par ceux de Laurent Fignon : «je ne sais pas ce qu’il a fait mais je ne vois pas pourquoi il n’aurait pas fait comme les autres». L’Américain fait vendre, il fait la une deux fois du magazine en l’espace d’un mois (!) mais pour le cirage de pompe, il repassera. Leclaire termine son billet de fin de Tour par ces mots qui n’auraient certainement pas été imprimés cinq ans auparavant : « (…) un champion au passé toujours aussi trouble. Comment oublier que, comme l’a révélé L’Équipe, ses échantillons de 1999, testés à nouveau six ans plus tard, contenaient bien de l’EPO ? Une place sur la plus basse marche du podium n’est pas synonyme d’impunité. Sur les quinze derniers coureurs à avoir fini troisièmes du Tour, dix ont été impliqués dans des affaires de dopage ».
Suite à la prochaine étape…
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