Sur les cendres de la seconde guerre mondiale, le néoréalisme italien des Rossellini, De Sica ou De Santis et Visconti proposait en cinéma un traitement très concret de la réalité italienne populaire d’après-guerre. Un jeune cinéaste-caricaturiste venu de Rimini propose en 1952 Le Cheikh Blanc, un film amer mais plus flamboyant que ce que l’on peut voir à cette époque. Avec cette première œuvre pourtant dans les codes du néoréalisme, Federico Fellini lance une carrière extraordinaire où la démesure et le rêve accompagnent une lecture très personnelle et lucide du monde moderne. Une forme de cynisme où l’enchantement sera toujours la valeur ultime, quelque soit le destin des protagonistes. Cartographie du cinéma fellinien.
Le cirque
Le cirque est la première représentation enfantine innocente d’une aspiration à la liberté individuelle sans contrainte (familiale, sociale…), symbolisée par l’opposition du clown blanc (représentant l’autorité) et de l’auguste (forme d’anarchie). Ce spectacle enfantin a l’adhésion du public qui joue ce jeu de la naïveté le temps du numéro. Dans ses films, Fellini dénonce ces espaces-temps nostalgiques de la jeunesse autant qu’il leur rend hommage, car l’adulte ne retrouvera ces sensations que dans certains cadres stricts [spectacle, littérature, cinéma…]. D’où une certaine pureté des personnages enfantins chez Fellini : La Strada et Giulietta Masina, I Vitelloni et sa bande d’immatures, La Dolce Vita et l’évanescente Anita Ekberg, La Voce della Luna et le lunaire Roberto Benigni… Une certaine tendresse dans le regard porté sur ceux qui ont gardé l’émerveillement poétique et fantastique des premiers âges.
L’onirisme
L’onirisme marque aussi cette quête de l’évasion. Lecteur de Jung, Il Maestro inclut ces espaces-temps dans la réalité diégétique de ses films, par petites touches esthétiques (femmes imposantes, animaux monstrueux, formes gigantesques…). A partir d’une réalité artificielle, celle du film, il va insérer une méta-réalité toute aussi artificielle et fantasmée par les héros (Giulietta degli spiriti) mais qui est créée dans l’absolu par Fellini lui-même (le 2nd degré de cet onirisme, en quelque sorte…). Comme une recherche de la surréalité dans le morne et décevant quotidien, cette aptitude à la rêverie révèle les aspirations et l’intériorité des personnages, une forme de libération comme dans Giulietta degli spiriti ou 8 ½. L‘évasion par l’imagination et la rêverie marque ainsi leur volonté de survie dans un monde réel dénué de fantaisie, de rêverie, de surprise. Un monde castrateur, générateur d’aspirations déçues contre lequel Fellini, artiste et donc créateur d‘univers virtuels et spirituels, lutte en utilisant les moyens du cinéma. Car si l’on noie l’imagination et la sensibilité de chacun dans des préoccupations plus pragmatiques, on anéantit à long terme toute place à l‘émotion.
La démesure
L’onirisme, la rêverie amènent à une vision démesurée, disproportionnée du réel.
Il arrive toutefois que cette démesure, quand elle n’est pas créée par les fantasmes des personnages, pré-existe dans leur univers social (Casanova, La Dolce Vita, Satyricon…). Dans ces cas-là, l’effet est loin d’être cathartique, bien au contraire. Marcello (La Dolce Vita) ou Encolpius et Ascyltus (les deux héros du Satyricon) sont prisonniers d‘un environnement social qui les détruit inexorablement, les happe sans qu’ils puissent s’en libérer en dépit de leurs aspirations initiales. Casanova est autant prisonnier des codes sociaux de la vie nocturne que de l’image de séducteur dans laquelle il s’est lui-même enfermé : sa réputation sexuelle prévaut aux yeux de tous les autres sur son désir de reconnaissance intellectuelle. Il finira frustré de ses grands projets personnels, vieillard esseulé entamant la séduction ridicule d’un pantin de bois aux formes féminines. Avec une santé mentale proche du gâtisme en forme de retour à l’enfance.
De même que Casanova est enfermé dans cette image, les femmes sont aussi prisonnières de l’image que les hommes ont d’elles (la femme, la mère, la maîtresse, etc.). Un double-mouvement s’amorce : en cloisonnant la femme à certaines fonctions dont il ne lui laisse pas la possibilité de s’émanciper, l’homme se pose comme incapable d’évoluer hors de ses propres schémas culturels. Souvent, les hommes sont faibles quand les personnages féminins majeurs sont puissants, rassurants… ou innocents, enfantins. Cette culpabilité mêlée d’idéalisation vis à vis des femmes, c‘est peut-être la raison pour laquelle Marcello préserve la jeune fille de Pérouse, dans La Dolce Vita, en la laissant sur la plage tandis qu’il s’en retourne à la décadence romaine. La complexité des rapports hommes-femmes sera d’ailleurs l’objet de La città delle donne.
La religion
Si le rêve permet une libération, l’extase paraît être accessible par le biais de la mystique. Toutefois, là encore toute forme d’organisation sociale du culte est réprouvée : la religion à une échelle collective n’est représentée que par des pantins esclaves acclamant un artifice spectaculaire, ersatz de religieux : le Christ aux bras ouverts arrivant par hélicoptère sur la Place Saint-Pierre de La Dolce Vita, le défilé de mode ecclésiastique de Roma, ou les séances de spiritisme tournent au grotesque où les petits-bourgeois ne jouent qu’à se faire peur dans Giulietta degli Spiriti.
Par le biais de cette mystique moquée mais présente, Fellini cherche à trouver le chemin d’une paix intérieure personnelle, d’une forme de béatitude infinie et paisible. Cette représentation passe aussi par de nombreux plans de décors naturels (plages, horizons vastes, etc.). Dans La Dolce Vita, Steiner montre la voie à Marcello dans une église désertée Celui-ci est aussi à l’écoute de la nature : il enregistre sur bande magnétique le bruit du tonnerre préfigurant le jugement dernier. Mais Steiner souffre de voir cette société romaine moderne se reconstruire sur le factice (Paparazzo et les médiasqui ne font que du sensationnel au détriment de l’information). Il se suicidera en emmenant dans la mort ses deux enfants, pourtant brillants de poésie, afin qu’ils ne soient pas irrémédiablement pervertis.
Chez Fellini, Steiner est une exception. Car rares sont les personnages felliniens qui oseront franchir le pas, trop marqués par une culture italienne croyante empreinte des notions de péché originel et de culpabilité. L’Homme peut éventuellement s’élever au-dessus des autres hommes, mais en aucun cas côtoyer ou défier le divin (il n’y a qu’à voir le sort réservé à Terence Stamp dans Toby Dammit). Chaque havre de paix intérieure est noirci, toujours inaccessible.
Le processus cinématographique montré : la rêverie démasquée
Le spirituel est mis à mal chez un Fellini qui annihile lui-même dans ses films le processus imaginaire, le « contrat de croyance »avec le spectateur. E la nave va en est le parfait exemple. Le carton-pâte, la mer de plastique sont délibérément montrés, les studios de CinéCitta littéralement démontés. Le cinéma, espace-temps du rêve, n’est qu’un spectacle artificiel, et la réalité du tournage nous arrache à nos rêves et aspirations. En se mettant aussi en scène dans son propre rôle, Fellini dénonce autant une certaine manipulation des esprits par par l’image que la position égocentrique du metteur en scène,maître d’orchestre omnipotent de son œuvre. Dans un 3e degré de lecture, afin de souligner l’importance de l’imaginaire que chacun porte en lui ?
« Par ces mises en scène artificielles, au fond je vous parle de moi. Comment mes fantasmes peuvent-ils vous intéresser ? » déclarait-il en interview. Le voyeurisme du spectateur est aussi montré du doigt, autant que la position exhibitionniste du réalisateur. Même si le cinéma est un produit collectif (de la fabrication du film à la nécessité de la démarche du spectateur), c’est l’individu qui doit primer avant tout, qui doit s’extirper de ses angoisses, s’assumer avec ses obsessions, ses névroses, ses fantasmes… Au spectateur donc de prendre en compte le contenu fantasmagorique du film, autant que de toujours avoir en tête la facticité du film qu’il regarde.
Du spectaculaire à la politique
Par cette démarche proche de Brecht voire de De Palma dans l’utilisation du matériau artistique(distanciation, anti-héros), Fellini réfute toute mythification collective iconophile, que ce soit au niveau spectaculaire ou religieux. Il s’insurge contre les produits de consommation de masse, autant qu’il tend à reposer indirectement la question de l’organisation sociale par la mise en avant de l’individualité de chacun. Il ne faut pas penser la collectivité comme un ensemble soumis à des règles et des modèles sociaux strictes, mais comme une multiplication d’individualités tendant à se réaliser, à coexister dans l’intelligence et le dépassement des apparencesgrâce à l’esprit. Ce serait là, en quelque sorte, sa pierre à l’édifice : la construction d‘une Italie ayant dépassé ce stade de la culpabilisation de l’après-guerre, et dont il se fait l’iconoclaste miroir déformant. Fellini, parfait illustrateur de La société du spectacle de Guy Debord : aussi lucide mais en beaucoup plus ludique !
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