On vous a parlé précédemment du projet Musées et numérique, porté avec l’ami François Boutard du blog Art Design Tendance.
Voici la 2e et la 3e partie de l’entretien que l’excellent François mène brillamment avec Gonzague Gauthier, chargé de projets numériques (réseaux sociaux et collaboratif, e-publishing) au Centre Pompidou. Les illustrations sont issues des expositions du Centre Pompidou (sauf la première), les légendes des détournements de votre serviteur. Enjoy et découvrez de nouveaux mots comme « MuzeoNum », « rérévolution », et bien d’autres encore. Ce billet est à lire chez François ici pour la 2e partie, et là pour la 3e.
François Boutard : Pouvez-vous me parler du partenariat avec Wikimedia France ? J’ai entendu parler de cette initiative très récemment.
Gonzague Gauthier : Oui, tout à fait. Ce partenariat comprend trois volets. Un premier volet technique dont on n’a pas totalement défini le périmètre, car il dépend des deux autres volets. Un second volet d’ateliers répartis en deux sous-ensembles : des ateliers avec des professionnels dans lesquels on va pouvoir interroger sur ce que sont les licences libres dans le travail d’édition ainsi que sur « comment faire de l’écriture collaborative pour des éditions numériques ? ». D’autres ateliers seront consacrés à la production de contenu numérique, avec les internautes. Les notices des œuvres du musée seront écrites sur Wikipedia par des rédacteurs choisis par la communauté Centre Pompidou. Pour recruter ces gens, nous ferons appel aux réseaux sociaux ainsi qu’aux influenceurs dont je parlais tout à l’heure. Pour le moment, notre parti pris est de faire rédiger cette communauté sur les œuvres du Musée Pompidou. L’idée est d’avoir une cinquantaine de personnes sur six mois et de voir comment évolue la participation des grands publics. Dix ateliers seront consacrés à Wikipedia et à l’écriture de médiation. On a une volonté de produire un contenu de qualité sur Wikipedia, mais aussi de structurer notre action collaborative, nos futurs outils, par rapport à une observation concrète de comment nos publics réagissent à la production de contenus exigeants. Le troisième volet du partenariat avec Wikimedia se fera sous la forme de conférences, qui feront le bilan des différents ateliers tenus. On organisera une table ronde réunissant des experts du domaine, avec une approche théorique et une approche pratique. La première séance avait pour thème « qu’est-ce que le travail collaboratif pour une institution ?». La deuxième séance sera sur « les éditions numériques » et la troisième posera la question de l’oubli numérique, aussi bien dans le cadre du travail collaboratif que pour les individus (comment se constitue une identité sur le flux qu’est le web, droit à l’oubli, etc.), jusqu’à interroger une institution culturelle comme le Centre qui a aussi un rôle de conservation. On posera alors la question de savoir si la présence sur le web du Centre Pompidou n’est pas incompatible avec ce travail de conservation, et comment la mettre en œuvre concrètement.

Henri Cartier-Bresson saisit le dénouement d’une partie de « 1, 2, 3 soleil » à Shanghai
Collection Fondation Henri Cartier-Bresson, Paris
© Henri Cartier-Bresson / Magnum Photos
Quels sont les outils interactifs que le Centre Pompidou met à disposition du public pour les visites ?
G.G. : Au-delà des propositions traditionnelles d’accompagnement de médiation, on n’a pas encore déployé tous les outils numériques. On est présent sur les réseaux sociaux. On est capable de repérer quelqu’un qui live-tweete, d’entrer en communication avec lui. Aujourd’hui, notre application est principalement orientée agenda. On a aussi l’audioguide pour les visites dans le musée, et le son accompagnera le reste de nos contenus numériques pour nous faire entrer dans une vraie pratique numérique de l’aide à la visite. Pour le moment, notre site sémantisé met à disposition du contenu. A partir de là, on construira les outils qui iront chercher les données dans cette base.
Pour l’exposition Roy Lichtenstein – 6 juillet au 3 novembre 2013-, une application a été proposée : quels ont été les retours de cette expérience ?
G.G. : L’application Lichtenstein était plus un projet éditorial qu’un outil d’accompagnement de la visite. Mais, chose intéressante, les gens se réapproprient les outils, et un visiteur a par exemple fait un livetweet de sa visite via l’application, avec ce qu’il a apprécié mais aussi ce qui a pu lui manquer. Nous avons eu un retour assez positif de ce visiteur, puisque le contenu de médiation était assez adapté à sa visite. Il n’y a pas encore d’engouement fort du public vers les applications, dont l’économie reste encore fragile. Néanmoins, le marché est en train de se structurer et nous sommes très attentifs à ce que nous demandent les gens. Par conséquent, nous développons des projets sous des formes de plus en plus intéressantes.
Avez-vous des institutions culturelles qui vous servent de référence dans le secteur du numérique ?
G.G. : Concernant le marché du e-album dont nous parlions avec l’application Lichtenstein , non. Le marché n’est pas encore assez mature.
En revanche, nous suivons par exemple avec intérêt les propositions numériques de La RMN – dépend du Ministère de la Culture et gère les expositions du Grand Palais –. Leur pratique numérique est différente de la nôtre et est intéressante à suivre, surtout dans les formes exploitées.
On ne le sait pas mais la France est un des pays qui développe le plus d’applications culturelles ! Il existe une dynamique forte, autant sur les réseaux sociaux que sur les applications et les dispositifs d’aide à la visite. Pourtant, il y a encore des musées qui n’ont pas de sites internet, dont beaucoup de musées municipaux qui ne disposent que d’une page hébergée sur le site de la commune. Il y a donc de grandes disparités dans la pratique numérique des musées. Pour autant, la présence en ligne d’un musée n’est pas automatiquement liée à la taille de l’institution. Je pourrais citer par exemple le Museum d’histoire naturelle de Toulouse, le Musée des Arts et métiers avec le CNAM ou encore le Palais des Beaux -Arts de Lille qui ne sont pas des musées gigantesques mais qui mènent des expériences numériques pertinentes. Certains musées préfèrent développer des applications numériques, d’autres des serious games, il suffit de se pencher pour trouver !
Pourtant, j’ai l’impression que le public connaît encore mal toutes ces possibilités mises à sa disposition ?
G.G. : Effectivement, nous communiquons encore trop peu sur ces sujets de peur de réduire l’espace de communication aux personnes déjà familiarisées avec les outils numériques, et donc d’avoir un discours trop élitiste.

exposition « la dynastie Totipote à travers les siècles », ici Sigmund Totipotus médite sur un slogan sans avenir.
Collection Fondation Henri Cartier-Bresson, Paris © Henri Cartier-Bresson / Magnum Photos
Au-delà des référents, y a-t-il des lieux d’écoute et d’échanges entre professionnels ?
G.G. : Oui, il existe la communauté des museogeeks , soit des personnes qui se trouvent à l’intersection du numérique et de la culture. A l’intérieur de cette communauté, il existe par exemple la sous-communauté MuzeoNum que je connais bien pour y participer activement. C’est un réseau de professionnels rattachés à leurs institutions et qui échangent sur ces nouvelles pratiques. Nous nous posons de nombreuses questions sur le numérique, les musées, et bien au-delà : la culture en général, les liens avec d’autres arts comme le spectacle vivant… L’idée est de rapprocher les gens qui font le numérique avec des gens qui sont en rapport direct avec le public. Car on fait attention au public, et on a aussi le désir de le faire participer à la création des projets. La puissance du réseau de MuzeoNum est assez incroyable, chaque question posée sur le groupe Facebook trouve une réponse dans la demi-journée. Cette démarche se double d’un wiki puissant. Museomix est intéressant aussi, même si on est là plus dans l’événementiel.
Une expérience interactive réussie avec les publics est celle du Museon d’Arlaten ou « Musée Arlésien » avec « vol sans effraction ». Le musée est actuellement fermé, et ils utilisent un drone pilotable à distance qui survole le site qui comporte un forum romain. Du coup, pour faire revivre une culture gallo-romaine qui peut paraître rébarbative, l’animation prend la forme d’un serious game et devient attractive pour une population jeune qui est de la génération des gamers. Les résultats positifs sont très encourageants.
Il y a d’autres endroits plus classiques pour débattre de ces sujets. J’en citerais deux : les Rencontres Numériques – organisées par le Ministère de la Culture –, ainsi que la réunion annuelle du CLIC – Club Innovation et Culture France – . Des propositions d’échange avec les musées peuvent aussi venir des entreprises qui voudraient tester certaines innovations, etc. Enfin, de nombreuses conférences sont ouvertes au public, et leurs retours sont très intéressants pour nous.

« Loup », série de travaux de Gepetto dans sa période d’apprentissage
© Philippe Migeat – Centre Pompidou, MNAM-CCI (diffusion RMN)
© Adagp, Paris
Nous échangeons depuis un bon moment sur la pratique du numérique. Quel regard portez-vous sur la création artistique à ce sujet ?
G.G. : tout d’abord, je dirais qu’il y a presque une tradition dans l’histoire de l’art, surtout dans l’art moderne et contemporain, pour s’interroger sur l’intervention de l’art au quotidien. Le design, par exemple, est une pratique qui interroge fortement cette dimension. Les avant-gardes artistiques du siècle précédent ne souhaitaient-elles pas faire rentrer l’art dans le quotidien ? Il est donc logique que certains artistes contemporains créent avec les moyens de l’époque, donc le numérique. En ce qui me concerne au Centre, nous avons collaboré avec Florent Deloison, – la bataille du Centre Pompidou évoquée en première partie de l’entretien – pour la mise en place d’un dispositif interactif avec les publics du Centre.
Mon avis personnel est que nous assistons à une sorte de « rerévolution » du comment produit-on une œuvre ? La pratique d’atelier évolue : des artistes travaillent désormais à plusieurs dans un même endroit. Les outils de production évoluent, des amateurs produisent aussi des œuvres : tout cela crée un terreau propice à une production actuelle différente et numérique. Je citerais l’exemple de l’artiste JR que nous avons accueilli pour le projet INSIDE OUT. Sans la participation «numérique » du public, il n’y aurait pas d’œuvre ! Chose intéressante, avec le développement des pratiques numériques, des artistes traitent la question de l’autoralité . Dans la cas de JR, qui est l’artiste au final ?
Nous ouvrons la dernière partie de cet entretien, avec un angle de vue plus généraliste sur les pratiques du numérique dans les musées.
Première question : y a-t-il des différences culturelles dans la pratique du numérique ?
G.G. : Oui. La culture se développe différemment sur les réseaux sociaux des pays anglo-saxons. Les communautés dialoguent entre elles et échangent sur leurs approches culturelles différentes, au contraire de nous où les réseaux sociaux deviennent un instrument d’accès à une culture universaliste. Attention, je grossis très volontairement le trait mais ce sont deux approches divergentes. L’impact des réseaux sociaux dans la société américaine, par exemple, fait que la prise de parole individuelle est grandement facilitée.
Le clivage est aussi important concernant la pratique de la médiation. Par exemple, j’étais l’année dernière au musée canadien des civilisations d’Ottawa – devenu Musée Canadien de l’histoire -. La pratique de la médiation est à mille lieux de ce que nous faisons en France ! Ce qui concerne l’histoire du Québec est traitée dans un Parc d’attractions, avec des reproductions des villages de pêcheurs de baleine et au final peu d’œuvres exposées. Autre exemple de pratique du numérique différente : le musée de la Blackitude de Yaoundé au Cameroun. Là-bas, les gens ne se rendent pas spontanément au musée qui reste un symbole du colonialisme. Une personne du musée se déplace donc avec un ordinateur et un CDROM pour montrer, sur place, dans les villages, ce qu’est le musée. Et, avec les remarques collectées sur place, il modifie la présentation numérique au fur et à mesure… Le numérique a là une fonction de transport du contenu curatorial !
Les musées anglo-saxons vont beaucoup plus loin que nous dans la mise en place de dispositifs numériques pour montrer les œuvres. Je pense aux musées que l’on peut visiter depuis chez soi, avec des images en 3D par exemple.
A vouloir tout montrer, ne risque-t-on pas de décourager le visiteur à faire l’expérience physique de la visite dans un musée ?
G.G. : Non, pas du tout. C’est le dernier argument employé en désespoir de cause par ceux qui refusent le numérique ! Je dis non par conviction et aussi suite à des études menées sur le terrain. Ainsi, on a observé que près de 80% des personnes qui font une visite en 3D du musée le visitent par la suite. L’outil est au service d’une préparation du parcours une fois sur place.
Je dirais aussi que c’est à nous à penser l’invitation à aller au-delà du numérique. Quelle notice mettre par exemple sur une application numérique in-situ pour donner l’envie au visiteur de lever les yeux sur l’œuvre ? Il faut donc faire ce travail pour habituer le visiteur à cette gymnastique de l’écran vers l’œuvre…A nous donc d’adapter la pratique du numérique dans le musée à l’œuvre ! Et, du coup, peut-être faut-il repenser la manière de visiter un musée, avec des parcours de visite plus fluides pour conserver l’interaction physique avec les œuvres exposées.
L’irruption de la pratique du numérique ravive en tout cas des questions que se pose la médiation en permanence : que peut-on faire dans un musée ? Quel comportement tolérer ? –photographier – Quel public viser ?, etc.

Exposition « Marcel Duchamp revisité par Dark Vador, une rétrospective »
Collection Centre Pompidou, Musée national d’art moderne
© Succession Marcel Duchamp/ Adagp, Paris 2013
© The Menil Collection, Houston
Photo Georges Meguerditchian, Centre Pompidou
Le Cleveland Museum of Art propose aux visiteurs, à l’aide d’un grand écran numérique, de faire une première visite sans se déplacer puis d’interroger le visiteur sur ses goûts personnels pour concevoir un parcours sur-mesure à l’aide d’un GPS. Que pensez-vous de cette pratique ?
N’est-ce pas une consommation « Mac Do » du musée ?
G.G. : Rien n’empêche d’utiliser le numérique pour répondre dans un premier temps aux centres d’intérêts du visiteur. Puis, dans un second temps, d’utiliser l’outil pour élargir ses centres d’intérêts. Tout est là : où met-on le curseur ?
Votre question sous-entend une réflexion plus complexe en fait. C’est le rapport du quotidien à l’œuvre. Je ne donnerai pas d’avis personnel sur le dispositif du Cleveland Museum of Art puisque je ne l’ai pas expérimenté. Mais un musée est susceptible d’accueillir un visiteur qui voudrait consacrer du temps à la culture mais qui, matériellement, ne peut pas en consacrer beaucoup .Il y a un danger à expliquer qu’il faut consacrer systématiquement du temps à la culture. En faisant ainsi, on risque de faire vivre une mauvaise expérience à un visiteur au temps limité. Au contraire, si le visiteur grâce aux outils numériques vit une bonne expérience, alors il sera plus tenté de revenir au musée et de consacrer plus de temps à sa prochaine visite…
Ce qui est pertinent dans cette démarche, c’est d’avoir les outils qui nous permettent de connaître les éléments qui ont séduit le visiteur de façon à lui procurer une nouvelle expérience positive. Ces éléments collectés ou data sont d’une importance capitale. Les musées s’interrogent sur comment les utiliser ? Jusqu’où les utiliser ? Qui doit les utiliser ? Une question qui dépasse le seul secteur culturel… Selon moi, on peut même dépasser ces considérations et se demander comment inclure la culture dans le quotidien des personnes. Le numérique le permet, tout le monde se déplace avec un smartphone.
Enfin, n’oublions pas que la culture est faite pour le plaisir ! C’est déjà beaucoup d’éprouver ce plaisir en contemplant une œuvre, sans forcément en savoir plus…
Pour conclure, quel serait votre musée du futur ?
G.G. : Ah, quelle question, difficile d’y répondre ! Pour moi le musée du futur est celui qui va utiliser le numérique pour aider les publics à y accéder. C’est celui qui va s’appuyer sur le numérique pour permettre la production d’une polyphonie de discours. Il faut conserver le discours scientifique, c’est l’une des missions des musées mais ce n’est pas une vérité une et indivisible !
Le musée doit évoluer dans sa forme physique certes, mais sans pour autant devenir un lieu où l’expérience physique de la visite serait réservée à une élite.
Je souhaite donc un musée plus ouvert, incluant plus de technologie qui lui permette de sortir d’une pratique exclusivement culturelle mais sans pour autant renier son identité. La mission première d’un musée c’est de diffuser les œuvres à toutes les populations, quels que soient leurs bagages intellectuels. C’est un idéal, mais l’institution muséale de demain devra continuer de garantir l’accès de tous à la culture !
Gonzague Gauthier, merci d’avoir consacré de votre temps pour cette interview. Vous avez remis l’éclairage sur certaines questions que pose l’utilisation croissante des technologies numériques dans les musées. Merci beaucoup !