François Bégaudeau, radicalement démocrate

2014-05-beg-portrait-piedLe théâtre des Célestins de Lyon a accueilli en avril 2014 la pièce Non réconciliés, écrite par François Bégaudeau et mise en scène par Matthieu Cruciani. Dans cette pièce qui caricature la surenchère de théâtralisation des médias, quatre intervenants débattent à une émission radio du derby footballistique imminent entre Lyon et Saint-Etienne. Un débat passionné qui va vite dériver sur l’opposition entre ville bourgeoise et ville ouvrière, et des considérations politiques qui vont bien au-delà du cadre sportif initial.

La 2e partie de cette interview, plus musicale, est à lire ici.

On connaît surtout son auteur, François Bégaudeau, pour avoir écrit Entre les murs en 2006, et avoir été primé à Cannes pour l’adaptation du livre par Laurent Cantet en 2008, un film qu’il a co-scénarisé et dans lequel il joue. Mais résumer Bégaudeau à cette remise de Palme serait réducteur, tant le garçon est un boulimique de travail de longue date, qui œuvre dans la littérature, la critique cinéma (aux Cahiers du Cinéma puis à l’émission de télévision Le Cercle et la revue Transfuge), la chronique footballistico-sociale (chez So Foot ou sur lemonde.fr), le cinéma et le théâtre (il écrit et joue), la bande-dessinée (scénario), une passion pour la politique… Et aussi, on le sait peu, la musique : François fut dans les années 90 le chanteur et parolier des Zabriskie Point (label Dialektik), groupe de punk rock encore réputé et respecté aujourd’hui qui mit fin à ses activités en 1999 pour éviter le bug du millénaire.

Cette interview était l’occasion de faire un point sur ce qui est à l’œuvre derrière ces multiples activités. Cela avait aussi le goût de retrouvailles pour moi, quinze ans après avoir fait partie de l’équipe de tournage de la dernière tournée des Zab. Pendant deux heures, tout y est passé, y compris nos paquets de cigarettes respectifs (les sollicitations sont nombreuses lorsqu’on est en terrasse). Attention, lecture chronophage mais jubilatoire.

Les Zabriskie Point, dernier concert à Oullins en novembre 1999 pour la tournée "I would prefer not tour"

Les Zabriskie Point, dernier concert du groupe à Oullins en novembre 1999 pour la tournée « I would prefer not tour »

Un soir de novembre 99, c’est le dernier concert des Zab, à Oullins. Pour toi Lyon, c’est ce souvenir, ou il y a d’autres connotations ?
Si je dois faire mon histoire personnelle avec Lyon, on avait joué à Lyon au Pezner, un lieu alternatif. Comme par hasard, les deux lieux alternatifs qui sont en banlieue… Le centre de Lyon c’était pas pour nous…

Et pour aller dans ton sens, l’un des rares lieux alternatifs de Lyon, Grrrnd Zero, peine à trouver un lieu. La musique à Lyon est toujours un problème, depuis les 15 ans que j’y habite…
C’est un peu le problème de grandes villes. Paris est plutôt bien lotie de ce côté-là, on y trouve plus de salles alternatives. Mais quand on est invité ici ou là, on ne voit jamais rien. En tant que punk rockers, nous connaissions essentiellement le pourtour de Lyon. Quand tu es musicien, tu fais ta balance à 15h tu es déjà naze parce que tu as fait six heures de route, et après tu glandouilles dans les backstages ou tu joues au foot à côté en attendant l’heure en buvant des bières, donc côté immersion dans des villes c’est complètement raté, c’est plutôt immersion dans la Kronenbourg. En tant qu’écrivain c’est pareil. Tu es invité dans une librairie, tu prends le train, on vient te chercher à la gare, tu ne vois rien pendant le trajet en voiture parce que tu discutes avec les personnes. Et puis tu te retrouves dans une librairie, tu fais ton machin et puis tu reprends le train… Moi qui tourne beaucoup en France, c’est la vraie première fois que je découvre cette ville, que j’y ai habité. C’est une ville très agréable.

Non réconciliés parle des antagonismes, de la rivalité entre Lyon et Saint-Étienne, et chacun en prend finalement pour son grade. Le choix du décor, une émission de radio, un talk sur le foot : ça facilitait la parole pour les acteurs, ou il y a d’autres symboliques ?
Déjà au départ, je conçois une pièce où je me dis que ça discutera, ça débattra. Et plutôt que d’inventer une scène à la con dans un salon devant la télé, où il y aurait un lyonnais et un stéphanois, autant créer un dispositif fait pour le débat. Et qui serait une émission de radio ou de télé. La pièce est sur Lyon et Saint-Étienne, sur la lutte des classes et la bourgeoisie, mais elle est aussi sur ces émissions-là. Et ces émissions n’ont qu’une idéologie : le débat. Que Marcel Pirandelli (interprété par Pierre Maillet), le présentateur, incarne. C’est le débatisme. Pour avoir été parfois invité à ces émissions, et parfois même partie prenante, j’ai pu voir de près ce que c’était. On dit souvent « les médias sont de droite ou de gauche », mais le problème n’est pas là. Le problème est qu’un certain nombre de journalistes, sans généraliser, sont surtout des débatistes : il faut qu’il y ait du débat. C’est exactement Pirandelli, qui dit : « y’a débat ou pas débat ». Et tout peut être dit, du moment que ça fasse débat.

Le dispositif, ce sont 4 personnages antagonistes : un lyonnais et une stéphanoise, un animateur radio et un expert…
Oui, structurellement ils sont antagonistes. Mais pas idéologiquement, car le présentateur Pirandelli n’a pas d’idéologie si ce n’est une vague franchouillardise…

Il représente une tendance populaire-populiste, là où ton personnage de l’expert est une caution intellectuelle…
C’est un peu la composition de tous ces débats-là, où il y aurait des gens qui ont des opinions, dont on attend qu’ils se fritent, et il y a un expert. On a quand même besoin d’un expert, ça fait sérieux. Mais le danger de l’expert, c’est qu’à un moment avec son expertise objectiviste, il peut peut-être annuler le débat. Et d’ailleurs c’est ce qu’il fait pendant la pièce, il calme les ardeurs… C’est pour ça que le personnage-repoussoir pour le présentateur, c’est vraiment celui de cet expert que je joue, Pierre-Antoine Rabaj, parce qu’il annule le débat. Pirandelli le déteste. La pièce est formellement beaucoup là-dessus, et peut-être aussi sur une certaine façon d’envisager le débat politique en France, où le débat est presque une fin en soi. C’est le banquet gaulois qui continue : on aime bien s’engueuler, finalement c’est pas très grave, « oui t’es de gauche, lui de droite, au bout du compte on mangera toujours des sangliers ensemble et ça va être sympa ». Ça, je l’ai beaucoup constaté autour de moi, dans mon enfance, chez les journalistes… Le goût du débat pour le débat, qui est une nouvelle manière d’occulter les vrais conflits, les vrais clivages. Parce que je pense que la politique est vraiment le lieu du clivage et du conflit, de la lutte des classes. Or finalement l’idée même de polémique est pour moi contradictoire avec l’idée d’antagonismes de classes, d’antagonismes réels. La polémique c’est un truc purement formel, un bruit de fond qui se branle un peu des contenus réels des antagonismes.

Affiche de la pièce "Non réconciliés" (source : théâtre des Célestins, Lyon)

Affiche de la pièce « Non réconciliés » (source : théâtre des Célestins, Lyon)

Assez souvent dans ces situations et en tout cas dans la pièce, on a thèse-antithèse mais très rarement de synthèse : plus on intègre de gens dans un débat et moins on aura de conclusion. Au final pour avoir un avis, forcément subjectif, est-ce qu’il ne vaut mieux pas être tout seul ?
Tout à fait. À partir du moment où il y a polyphonie… Après, je n’attends pas de ces émissions qu’elles me donnent des conclusions. C’est au spectateur de se faire son jugement. Ce qui est un peu embêtant dans cette affaire, c’est qu’il y a polémique, on s’est bien engueulé pendant deux heures, et finalement c’est statu quo. Or le statu quo, on le connaît, c’est un statu quo libéral, de l’ordre du monde tel qu’il va…

D’où, dans la pièce, les citations de Debord issues de La société du spectacle sur la théâtralisation du football, mais ça s’arrête là, c’est de la mise en scène.
Oui, c’est précisément ça. Ma citation de Debord est portée par mon personnage un peu ridicule. À ce moment-là je ne prétends pas faire virer la pièce debordienne. Mais c’est vrai qu’au passage, c’est rappeler un peu cette belle idée qu’était le spectacle chez Debord qui a été très galvaudée. Quand on dit « société du spectacle » maintenant, on pense aux paillettes.

Fellini pour moi était très debordien là-dessus : un décorum de cirque, mais derrière c’est très amer, très noir.
Oui. Parce que quelque part, quelque chose s’est perdu, ou en tout cas ne se trouve toujours pas, si jamais elle s’est trouvée par le passé. Et c’est là où je serais moins passéiste que Debord, chez qui il y a l’idée que fut un temps il y avait une harmonie entre les gens et le réel, et que l’épaisseur du spectacle n’existait pas. Je crois que le fait humain est immédiatement spectaculaire, et que c’est très compliqué d’accéder à « qu’est-ce qu’il en est réellement de ma vie », comment est-ce que je vis réellement si j’enlève la couche de discours qui recouvre tout. Le point de sincérité de cette pièce, l’accès au discours enfin réaliste, où on a gommé toutes les mythologies, le folklore, c’est très clairement sa fin : il y a quand même un moment où il y a une femme qui est en colère, et ça, on ne pourra pas lui enlever. Mon personnage, Rabaj, aura beau lui expliquer que la lutte des classes, les ouvriers, tout ça c’est fini, c’est du folklore, elle est quand même là en disant « je suis désolée mais je suis en colère, il y a quand même peu de gens qui font du mal à beaucoup de gens et tu n’arriveras pas à me prouver le contraire ». C’est presque l’enfance de la politique. Mais c’est aussi le côté utopique de cette pièce parce que dans les émissions de télé, ce moment n’arrive jamais.

Il y a bien Daniel Riolo sur RMC qui est en colère, mais bon…
Ah bah ça, c’est son métier d’être en colère, c’est son fond de commerce, il se met en position de colère. C’est comme si tous avaient attrapé la polémiquite, on se met en position de polémique avant l’émission. Même si je suis arrivé de bonne humeur, un peu calme et nuancé, je rentre sur le plateau, et là c’est le ring. C’est l’arène, et je vais forcer ma colère… Et souvent, ces mecs sont beaucoup moins beaufs qu’ils apparaissent au micro. Quand tu discutes avec eux après l’émission, ils sont tout calmes… Il y a vraiment un effet hystérisant du plateau de télé ou de radio, je l’ai connu de l’intérieur. On est pris d’un coup d’un espèce d’énervement…

Tu disais récemment dans une interview que quand tu arrivais au Cercle, tu étais plus nerveux que d’habitude…
Oui, c’est pour ça que je ne m’aime pas beaucoup dans cette émission qui est plutôt de qualité. Je me trouve beaucoup plus énervé que je ne le suis naturellement quand je discute cinéma avec des copains ou quand j’écris, parce que je pense que la critique cinéma demande énormément de calme. Même si on est très énervé ou très remonté contre un film, il faut se calmer. Or sur un plateau de télé, et même au Cercle qui est un bon plateau de télé, de bonne qualité, il y a quand même une tension. Je ne suis pas très à l’aise avec ces prestations.

2014-05-beg-toutestbien« Avec cette colère je suis bête, sans elle je suis bête aussi » : le socle de base de tes thèmes est pour moi dans les textes des Zabriskie Point. Et ce final de la pièce m’a fait penser à Tout est bien, la chanson qui clôt l’album éponyme, une chanson elle aussi de colère.
Je ne me le serais pas dit comme ça, mais c’est bien vu. Premièrement, qu’il y ait dans l’ensemble des textes des Zab un socle idéologique qui finalement n’a fait que fleurir, évidemment. Parce que je crois qu’on ne change pas. En tout cas je n’ai pas changé fondamentalement par rapport à quand j’avais 25 ans, à part que j’ai perdu des cheveux et que j’ai mal au foie. Mais sinon, ce socle que j’appelle le foncier, il est là, même s’il y avait des choses que j’ai pu écrire dans les textes que je ne dirais pas comme ça maintenant.

Ça parait normal… Je reviens encore avec une comparaison avec Fellini, qui avec la Dolce Vita fait son chef-d’œuvre à 40 ans, et qui après ce film ne fera que décliner ces thèmes présents dans ce film-somme, ce film absolu, des thèmes d’un matériau artistique qui évolueront aussi avec la maturité.
Oui, avec des variations, des approches formelles différentes, des tentatives formelles décalées… On tente des choses, mais le foncier de sens, le tempérament qui est au travail dans l’art, dans la vie, oui il est là. Pour revenir à la chanson Tout est bien, tu as raison, Tout est bien est une espèce de désarroi. J’ai écrit cette chanson dans une période mélancolique, un désarroi d’être un espèce de révolutionnaire sans… comment dire… un truc qui tournait à vide, un tropisme révolutionnaire qui était sans usage.

Ça se retrouve aussi dans le texte de la pièce, où à un moment un des personnages dit « la lutte des classes, ça se fait plus »
Oui. C’est un truc que je raconte beaucoup dans Deux singes ou ma vie politique, qui est une sorte d’autobiographie politique. Je l’avais dit déjà dans la chanson Menace mineure des Zab du même album que Tout est bien, qui est un peu ce même désarroi : « toujours trop tôt, toujours trop tard ». L’impression qu’on n’était pas dans la bonne époque. On arrivait trop tard par rapport aux grands moments révolutionnaires ou subversifs comme la révolution de 1917 ou surtout Mai 68, les grandes années radicales. Nous on arrivait dans les années 80, on devenait nous-même révolutionnaires dans les ruines de la révolution ou de l’esprit révolutionnaire. Et ça a créé une espèce de contre-temps. Moi je suis né dans le contre-temps, vraiment. On a fait du punk 20 ans après… On n’était pas là au bon moment. C’est ce que j’appelle dans la chanson On s’ennuie (de l’album Des hommes nouveaux) « nos révolutions de jeunes vieillards ». Nos idées hyper modernes, d’avant-garde étaient devenues des idées d’arrière-garde. On était convaincus qu’elles étaient d’avant-garde, mais elles étaient perçues comme d’arrière-garde, et c’est ça qui a créé une espèce de mélancolie, de désarroi qui donnait des choses dans la chanson comme « que faire Vladimir, dis-le moi du haut de ta statue déboulonnée ». Une statue, mais déboulonnée. Mais je pense que depuis, des énergies révolutionnaires se sont remises en place. Je serais moins mélancolique maintenant.

Une phrase qui m’a beaucoup marquée dans les textes des Zab, issue de la chanson Lutte des classes dans votre premier album, Fantôme : « tu m’as demandé un jour un témoignage de mon amour, alors que j’ai parlé de la lutte des classes ». C’est un exemple assez représentatif, je trouve, car tout est viscéralement lié chez toi : le foot, les femmes, la politique, la littérature, la musique… Et sans hiérarchie d’échelle : tout est important, un ensemble. Qu’illustre bien Un démocrate : Mick Jagger, 1960-1969, qui est autant un essai politique que la synthèse de ton approche de la musique, et où partir de Mick Jagger est presque un prétexte…
Un prétexte, le mot est fort, mais oui, finalement j’aurais pu faire à peu près le même livre avec Joe Strummer. Je n’aurais pas joué pareil car ce ne sont pas les mêmes mecs du tout, mais oui. C’est mon côté matérialiste nietzschéen, l’idée qu’il n’y a que du corps au travail. Ce n’est jamais que du corps. Et même la politique c’est du corps. D’ailleurs Deux singes ou ma vie politique c’est ça, c’est « vous croyez que je vais faire un livre sur des idées, eh bien non je vais faire un livre de psychologie : je vais vous expliquer de quel corps émanent les idées ». Ce livre est vraiment une approche matérialiste des idées.

2014-05-beg-deux-singesIl y a une part sociologique dans Deux singes, avec un parcours familial, un contexte ?
La question au travail dans ce livre qui est si long parce que je n’arrête pas de naviguer entre plein d’hypothèses, c’est que bien sûr qu’il y a un contexte familial. Pourquoi je deviens communiste à 12 ou 13 ans ? Déjà je suis sensible au tropisme communiste, j’émets des pauvres phrases qui ressemblent à ça, et je dis « bah oui, bien sûr, mon père était communiste », j’étais imprégné de cette affaire là. Mais le problème, c’est que mon frère et ma sœur pas du tout. Donc il va falloir que je convoque un autre déterminisme, parce que ça ne va pas suffire. Si je veux être scientifique : soit un déterminisme familial – je le dis comme ça dans le livre, soit trois corps plongés dans un bain familial communiste, A, B et C. Il se trouve que A et B ne deviennent pas communistes et C devient communiste. Il faut donc convoquer une autre causalité pour expliquer pourquoi ça a pris sur C et pas sur A et B. Parce que, vraiment, mon frère et ma sœur, rien à foutre. Donc c’est là que je convoque d’autres trucs plus liés au tempérament. Et là ça devient mystérieux et vertigineux, presque un truc sanguin. Je dis beaucoup que c’est mon rapport aux mots, une espèce de goût pour le verbe politique et pour le verbe tout court que ma sœur n’avait pas… Il y a des choses profondément physiques dans cette affaire. De la même façon que mon adhésion au punk rock n’est pas une adhésion politique, au départ. Ce n’est pas parce que les Clash chantent la révolution que je dis que j’adore, non. J’aime les Clash parce que j’entends les Clash et que je trouve ça extraordinaire comme son. Et après je me rends compte qu’ils sont communistes, qu’ils font un album qui s’appelle Sandinista, et qu’ils font des paroles comme London’s Burning. Du coup cet espèce de corps, il se distribue de façon équivalente, c’est la même énergie qui fraye à la fois dans la littérature, la politique, dans la musique.. Tout ça, ce sont des émanations de mon corps… C’est très compliqué à éclaircir, cette affaire, parce que c’est très facile d’élucider un déterminisme familial et sociologique. Il suffit d’être un peu méthodique, d’avoir lu un peu Bourdieu, d’avoir quelques automatismes et on peut y arriver.

On n’est jamais que le meilleur geôlier de soi-même aussi, on voit ce qu’on veut bien voir de soi, il faut faire attention à ça quand même…
C’est vrai, Bourdieu a beaucoup parlé de ça. Mais si on est au courant de ça, on peut aussi se méfier. L’un des antidotes à ça, c’est de créer ce que j’appelle dans Deux singes des courts-circuits, c’est à dire d’essayer de jouer un peu contre son milieu.

Le nihilisme actif de Nietzsche ?
Affirmatif, même, dirait-il dans ses grands moments. La gaie des constructions, qu’il a appelé le gai savoir aussi. Il y a une formule de Sartre que j’adore, qui est « penser contre soi ». il faut toujours avoir comme réflexe de penser contre son pays, contre sa famille, contre son environnement sociologique, contre sa famille idéologique, et contre soi-même. Quand tu te mets à faire du punk, il faut se mettre à penser contre le punk, essayer d’en voir la faiblesse, la limite, ou le milieu. Quand tu te mets à devenir prof, il faut déployer une grande énergie à analyser l’habitus du prof et voir jusqu’à quel point tu y appartiens, à quel point toi-même tu es une machine à reproduire. Ça, ça me parait la base de la pensée. C’est pour ça que quand je dis dans la pièce que ce qui me semble caractériser le vrai bourgeois, c’est celui qui est dans la négation de son être bourgeois… Rien ne caractérise plus la bourgeoisie que sa négation de l’être.

La bourgeoisie est une image. Si on refait le fil, le bourgeois est un petit commerçant qui est devenu un gros commerçant, qui ne sera jamais un aristocrate et qui a trouvé la classe intermédiaire que sera la bourgeoisie.
Absolument, même s’il y a eu des confusions. A un moment la bourgeoisie a pris la place de l’aristocratie, elle s’est même accointée avec l’aristocratie, il y a eu des alliances…

On peut dire que l’aristocratie est le but ultime de la bourgeoisie, et c’est peut-être ce qui m’a gêné dans la pièce, c’est cette absence de nuance entre l’aristocratie et la bourgeoisie, mais on pinaille, sinon on ne s’en sortait plus !
Oui, ça aurait été compliqué, pour caser tout ça dans la pièce ! Je pense que dans la tradition communiste, en tout cas moi par tempérament, on a toujours préféré les aristocrates aux bourgeois, pour une raison simple : d’une part parce que l’aristocratie ne va pas parfois sans une certaine élégance, et surtout parce que ce qui est très libérateur avec un aristocrate, c’est qu’il ne nie pas qu’il l’est. Au contraire, il le revendique absolument. Et surtout il ne fait pas croire au mérite, cette saloperie de valeur-mérite qui pour moi constitue la bourgeoisie. J’en parle dans mon abécédaire D’âne à Zèbre à « M comme mérite », je reviens sur l’aristocratie et la bourgeoisie, et j’écris que l’aristocrate t’explique un truc très simple : « mon sang est supérieur, je ne suis pas dans le mérite, il se trouve que simplement je suis désigné et élu par Dieu ou je ne sais quelle instance transcendantale comme supérieur. C’est comme ça et je t’emmerde. Et toi, petit maquignon, je vais quand même te faire payer un impôt. Pourquoi ? Parce que ». Et ce qui est beaucoup plus retors avec la bourgeoisie, dans son aspect le plus salaud, c’est d’avoir convoqué la notion de mérite dans cette affaire. Ce qui peut s’expliquer historiquement, parce qu’au départ, effectivement, c’est ça la bourgeoisie, c’est de mettre en avant le mérite par rapport à l’existence de la particule. Mais très vite les bourgeois se sont mis eux-mêmes à devenir des héritiers.

Je vais caricaturer, mais c’est la recherche de privilèges aussi qui peut expliquer ça, non ? La bourgeoisie n’a pas les codes, pas la culture de l’aristocratie. Et le mérite, ce sont les avantages… Avec cette culture régalienne en France, historique. Une culture verticale de classe où les bourgeois regardent d’en bas les aristocrates qui sont plus hauts.
Bien sûr, c’est la valeur-travail, la fortune accumulée. J’en parle un peu dans la pièce, il faudrait aussi distinguer les types de bourgeoisie, entre le bourgeois parvenu dont la fortune est récente et qui va ramer pour en être, qui va être particulièrement clinquant et démonstratif dans sa richesse. C’est à ça que le reconnaîtront les vrais bourgeois anciens, les vieilles familles bourgeoises. Parce que maintenant la bourgeoisie a quand même quatre siècles derrière elle. Beaucoup de bourgeois se vivent profondément comme des aristocrates, des bourgeois presque de droit divin d’une certaine manière. D’où le mépris qu’avait une certaine bourgeoisie pour la bourgeoisie bling-bling sarkozyste. Sarkozy incarnait je crois aux yeux d’une certaine bourgeoisie de tradition le bourgeois parvenu vulgaire. Dans la haine anti-Sarkozy, il y avait aussi ça, et pas que des choses de gauche.

2014-05-beg-fantomeOn parlait de mélange des genres. Dans la pièce, on cite Badiou ou Debord, mais aussi Johnny ou Aznavour. Dans les textes des Zab aussi on trouvait des citations ou références à Scorsese, Nietzsche, Marx ou Hegel. Quand tu parles de construction de soi, il y a des mots, mais aussi un entourage culturel à un instant T. J’ai le sentiment que dans toute ton œuvre, il y a autant une volonté d’être seul qu’une nécessité de faire des choses ensemble. C’est aussi présent dans la pièce, l’impression que pour toi on ne peut pas mener un discours construit, intellectualisé, et exclure ces champs de références populaires, qui nous lient avec les autres. Tu ne nies pas être le produit de tout ça.
Chez moi, ce fait que tu notes n’est pas du tout le produit d’un raisonnement ou d’une stratégie. Une œuvre est l’émanation de tout ce qui constitue son auteur, et moi je suis comme à peu près tout le monde, je crois, et quiconque prétendra le contraire sera un imbécile ou un menteur : je suis un agrégat très hybride, très impur, très mélangé de tout un tas de constituants dits non-légitimes et de choses très légitimes. C’est ma vie, c’est moi. On était des étudiants en lettres qui faisions en 1996 du punk rock – sur la fin j’étais prof, et je ne voulais pas m’interdire le punk rock, je ne voulais surtout pas masquer ça. On était des mecs qui lisions des auteurs pointus et qui écoutions les Pistols ou les Wampas, et il aurait été très bizarre que nos textes ne reflètent pas ça. Ça s’invitait très spontanément dans mes textes, des lectures que j’avais pu faire, Badiou à une époque, d’ailleurs. Comme Alex, le chanteur de Justin(e), qui est très intello, même plus que moi. Il vient même de sortir un livre joint à leur CD, qui est le mode d’emploi de ses textes, avec Lacan, Rancière, Vaneigem, Guattari et Deleuze, des choses éminemment intellectuelles. J’ai dit à Alex « tu as raison de pas faire semblant », d’assumer même plus que moi à l’époque. inversement, quand je me suis retrouvé plutôt dans les arts légitimes comme la littérature, le théâtre et un peu le cinéma, il était tout autant hors de question que je zappe tout une culture potacho-populaire. Dans mes bouquins, ces citations sont plus stratégiques pour signifier à mon lectorat que qu’il a pas affaire à un mec qui n’a lu que Deleuze ou vu tout Bresson. J’ai aussi lu des Comics, j’adore le cinéma américain d’action, les comédies d’Apatow… Vous n’avez pas affaire à un mec qui à 15 ans lisait Le Capital, vous lisez un mec qui à cet âge enregistrait les pubs des Nuls parce qu’il était fan. J’ai toujours aimé les blagues de con… C’est d’ailleurs ce que j’adore dans le punk, son côté potache. C’est ce que je sauverais en dernière instance du punk rock, c’est sa capacité de drôlerie un peu triviale. C’est ce que j’adore dans ce milieu, cette esthétique que Didier Wampas, les Pistols, les Bérus, les PKRK, Greenday ou Justine(e) maintenant incarnent très bien… C’est pour ça qu’on avait un peu du mal avec l’anarcho-punk qu’on trouvait un peu trop sérieux, on trouvait qu’ils avaient oublié le socle « on boit de la bière et on raconte des blagues à la con ».

Je me souviens d’une rencontre en 2006 à l’IUFM de Lyon avec Philippe Meirieu, après Entre les murs, où tu disais que pour parler de Victor Hugo, quand tu étais encore prof, tu partais d’Akhenaton et du hip hop. Quand j’intervenais auprès de scolaires sur le langage du cinéma, je présentais du Bruce Lee pour expliquer le montage cut… Ça me rappelle un ancien prof de lettres qui avait sorti les Lagarde et Michard en cours, en disant « dans ce livre, il y a des choses que vous aimerez, d’autres que vous n’aimerez pas, ces textes littéraires ont été choisis pour vous par d’autres, donc n’en restez pas à lire uniquement les textes de ces ouvrages de cours, allez lire ailleurs, hors de l’institutionnel »…  Sortez de la culture établie, car on est la somme de tout ça. On est encore sur ces questions de partage, aussi.
J’adore ce prof que tu cites, j’ajouterai même « il y a dans ce livre des textes, des auteurs que moi, prof de français, je n’aime pas ». Cette démarche, c’est ça la clé. A l’époque je me suis fait laminer la gueule par les réacs qui sont la grande majorité qui pensent l’école quand j’ai dit travailler avec des textes de rap, car c’était suspect de démagogie. La démagogie, c’est « toi tu es dans la haute culture et dans les hautes idées, et tu t’abaisses vers des idées que tu supposes vulgaires du peuple ». C’est ça la démagogie, ce sont des idées auxquelles tu ne crois pas toi-même, ou des faits culturels auxquels tu n’adhères pas, mais tu vas faire semblant de. C’est Balladur qui prend le métro, quoi. Il ne le prend jamais mais il va faire exprès de le prendre. Si je fais Hugo-Akhenaton, c’est pas pour m’abaisser à une culture basse qui serait celle des élèves alors que moi je viens d’Hugo, c’est parce que j’aime Akhenaton. Et ça c’est vraiment fondamental, et ce n’est plus de la démagogie. Si à un moment dans la même phrase je convoque Rancière pour expliquer un texte de Greenday, c’est pas pour faire genre, c’est parce que Greenday m’habite autant que Rancière, et que ça vient tout seul, cette association. Et le truc, c’est de ne surtout pas se l’interdire. Ce que je reprochais beaucoup à certains de mes collègues profs, c’est que justement ils se l’interdisaient. Ils entraient en salle de classe, et ils s’amputaient de toute une partie de leur constituante, ils se mettaient en position légitime, en position grande culture. Et moi je me disais, « c’est marrant, je te vois enseigner, et je retrouve pas du tout la même personne qu’en salle des profs, t’es moins drôle, moins trivial, pourquoi tu t’interdis la trivialité tant que ce n’est pas vulgaire ? Pourquoi tu t’interdis de parler de foot alors qu’on n’arrête pas d’en parler ? Parles-en avec tes élèves, en plus ça créerait une connexion, et c’est efficace… » C’est ça qui est très étonnant. En littérature, le problème se pose aussi, je vois beaucoup d’écrivains qui se mettent en position de littérature quand ils écrivent, et quand je les vois dans la vie, ils ne sont pas du tout les mêmes. C’est comme si la littérature était cette espèce de lieu consacré, dont on devrait absolument retrancher tout un tas de choses un peu vulgaires, triviales ou prosaïques. Heureusement que Céline, Rabelais, Flaubert ne se sont pas dit ça, qu’ils ont convoqué dans leurs livres une espèce de magma culturel. C’est ça d’ailleurs le roman, pour moi : un art vraiment démocratique, où tu peux convoquer plein de matériaux extrêmement hétérogènes, du plus vulgaire au plus noble.
Les gens s’interdisent, s’amputent de plein de choses pour se mettre en position. Et c’est con. D’une part c’est pas juste, et évidemment c’est contre-productif. Parce que si on revient à l’école, ça ne fait qu’accréditer dans l’esprit des élèves l’idée que le prof, c’est vraiment quelqu’un qui habite une espèce d’île où il n’y a pas la télé, où on n’écoute pas de musique si ce n’est Mozart. Ils ont quand même cette idée-là, à la base, les élèves. Ce ne sont pas du tout les bonnes bases d’apprentissage, il faut vraiment qu’il y ait une connexion qui se crée. Je me souviens de la gueule de mes élèves quand ils m’ont vu en short de foot. J’avais envie de leur dire « mais les mecs vous croyez quoi ? Vous croyez que je viens d’où ? » J’avais presque envie de leur dire « je suis passé par la chatte de ma mère comme toi, je suis né en gueulant, j’étais tout petit, tout fripé, et puis après j’ai fait pipi au lit, et j’ai des rapports sexuels aussi, et je bois de la bière… ». C’est important, j’insiste, non pas de faire semblant d’être peuple, d’être jeune, mais de ne pas retrancher en soi ce qui appartiendrait à soi.

Les Zabriskie Point à Igny, tournée "I would prefer not tour" (1999)

Les Zabriskie Point à Igny, tournée « I would prefer not tour » (1999)

A l’époque des Zab, tu disais que ça te faisait marrer de voir tes élèves aux concerts !
C’est rarement arrivé, mais l’idée me faisait marrer ! Et je pense que ça les aurait vachement perturbés, mais en bien ! D’ailleurs je me souviens d’un élève qui avait découvert que je faisais un groupe de punk parce que lui aussi était fan de NOFX et tout, et ça a créé des rapports assez géniaux. Du coup il m’écoutait différemment quand je parlais de Flaubert. Il se disait « ce mec aime NOFX, donc Flaubert ça doit pas être si con… Il a l’air de beaucoup aimer Flaubert ce prof, et par ailleurs il adore NOFX, donc par association d’idées, Flaubert ça doit pas être mal ». Du coup, cet élève écoutait attentivement !
On se tire tout le temps plein de balles dans le pied, autant à l’école que dans le champ culturel. On s’interdit tout un tas de choses et du coup on crée des œuvres qui sont parfois exsangues, déracinées de la vie, placées comme autonomes au monde. Alors que ce n’est pas vrai. L’art, quand il est bidon, il est déconnecté, c’est de l’art pour l’art, de la forme pour la forme, un exercice d’entre-soi bourgeois, finalement. Mais la grande puissance de l’art, c’est qu’il est en prise sur les forces de vie, sinon ça ne m’intéresserait pas. Je pense que l’art est une façon d’être plus vivant que vivant. Mais je crois qu’il y a des gens qui pratiquent l’art comme quelque chose qui les met en exception de la vie, c’est ce que Nietzsche appellera l’élan nihiliste de l’art, l’élan ressentimental de l’art, un ressentiment contre la vie. Nietzsche va au contraire promouvoir plutôt un art qui serait ce qu’il va appeler l’art dionysiaque, en opposition à l’art apollinien.

Revenons à Non réconciliés : vous avez joué cette pièce à Saint-Étienne juste avant de la jouer à Lyon. Tu as senti une réception différente du public de ces deux villes ? Ou pas tant que ça, vu que le texte renvoie tout le monde dos-à-dos ?
Ça ne s’est pas du tout joué sur le mode « à Saint-Étienne, ils aimeraient un peu plus la pièce parce qu’elle serait un petit peu plus pro-stéphanoise sur les bords, alors qu’à Lyon ils l’aimeraient moins parce qu’ils auraient quand même perçu qu’à tout prendre, il y aurait quand même une petite discrimination positive en faveur de la ville pseudo-ouvrière qu’est Saint-Étienne ». Non, ça s’est joué de façon plus intéressante, autant qu’on puisse percevoir le public. On a ressenti que le public stéphanois était globalement peut-être plus investi dans le sujet apparent de la pièce, cette rivalité entre les deux villes. Et à Lyon, ils s’en foutent. Dès le premier soir on s’est dit que la salle de Lyon n’investissait rien affectivement dans le sujet lyonnais, ce qui est peut-être le produit d’une espèce de bonhomie de vainqueur…

Il y a peut-être de ça, mais va voir un concert rock à Lyon, le public lyonnais ne bouge pas trop, ça ne ressent pas rien mais ça intériorise beaucoup… C’est ma vision en tout cas.
Alors les choses sont parfaites au bout du compte parce que c’est un peu ce qu’explique la pièce aussi. Ce qui caractériserait une culture populaire c’est qu’elle est une culture de l’extraversion, qui n’a pas peur de la faute de goût, par exemple du cri. « Dans un stade, qui chante ? », demande le personnage pro-stéphanois Sarah Straub (interprétée par Emilie Capriez). La culture populaire a toujours eu à voir avec une sorte de « on n’a pas peur d’y aller », alors que la culture bourgeoise, est toute en retenue, c’est faute de goût. C’est ce qui me frappe beaucoup dans le chant, d’ailleurs, on en parle dans la pièce : « pourquoi le chanteur populaire chante fort alors que le chanteur gratifié, bourgeois, légitime, ne chante pas fort ? ». Et c’est vrai. Pour prendre un lyonnais émérite, Benjamin Biolay, on s’était croisé et je lui ai demandé « pourquoi tu ne chantes pas plus fort, pourquoi tu n’y vas pas ? » et il m’a répondu « bah j’aurais l’impression d’être ridicule ». Alors que Didier Wampas n’a pas peur de chanter fort, lui, ni de chanter faux ! Didier n’a pas peur du chaud, sale et humide, de la bière, ce qui ne va pas sans une certaine élégance pour autant. On pourrait dire que Didier c’est un dandy, mais un dandy crotteux, comme Philippe Katerine, comme tous les mecs que j’adore… Et donc finalement ce qui se passe autour de cette pièce est presque l’actualisation de ce qu’elle dit, et on ne peut pas rêver mieux quand on fait une œuvre où ce qui se passe à l’œuvre est la preuve ultime de la pertinence du contenu.
Cela dit, à Saint-Étienne, je ne pense pas qu’ils sont dans l’extraversion. Saint-Étienne a un truc qu’il y a toujours eu dans la culture ouvrière aussi, c’est-à-dire la pudeur, la discrétion… Une espèce d’humilité ouvrière dont il est un peu question, par opposition à la tradition populaire très démonstrative d’un Marseille.  Les stéphanois ne sont pas très démonstratifs. En revanche quand on commence à leur parler de l’ASSE, de Bayern-Saint-Étienne de 76, de la rivalité avec Lyon, de la mémoire ouvrière de la ville, là ils sortent du bois. On sent que c’est là, ils sont sincèrement émus. Alors que sans doute l’émotion qu’on a vue à Lyon est une émotion qui passe par le filtre esthétique.

Les habitants se comportent donc différemment dans les villes ouvrières, populaires que dans les villes bourgeoises. Cette différence peut se ressentir aussi au stade où même quand les stéphanois végètent en milieu de classement, il y a une ambiance extraordinaire, alors que Gerland est un peu moins démonstratif hors virages…
Ce qu’on pourrait appeler une ville bourgeoise, c’est une ville dont la fortune s’est constituée sur quelque chose de l’ordre de l’affaire, de l’économie, de l’entreprise. Et non pas du côté des mines et de l’industrie. Nantes, Lyon, Bordeaux sont vraiment des villes bourgeoises dans leur foncier… Maintenant Nantes est devenue une ville bourgeoise de gauche, une ville bobo. En plus il y a une tradition anarcho-syndicaliste là-bas qui a toujours fait un peu le pendant. Je retrouve des traits communs entre Nantes, Lyon et Bordeaux, trois villes que je commence à connaître. Une espèce d’arrogance feutrée… Tu parlais du kop de Lyon, eh bien le kop de Nantes est extrêmement calme. J’y étais abonné dans les années 90, on avait presque honte de chanter, ça ne se faisait pas. En plus, à Nantes,on avait une espèce d’arrogance parce qu’on se considère comme les grands connaisseurs du foot, « nous avons compris le foot mieux que tout le monde ». Et donc quand on regarde un match, on va parler du 4-4-2, du 4-3-3 ou du 5-3-2, mais surtout pas trop s’emballer sur les insultes… C’est l’arrogance de l’expert. Bon maintenant ça nous est passé !

2014-05-beg-entrelesmursAuteur, acteur, réalisateur… la liste de tes activités dans Wikipedia est presque plus longue que la bio. Le fait de faire énormément de choses, c’est motivé par la peur de rater un truc ou par l’envie de tout expérimenter sans complexe ?
À la base, ce n’est pas prémédité. Il y a des perches qui se sont présentées presque malgré moi. Par exemple l’affaire Entre les murs où je suis bombardé acteur, franchement j’ai envie de dire que c’est pas de ma faute. OK, j’ai écrit le livre. Et quelqu’un veut l’adapter, Laurent Cantet. Il me demande de l’écrire avec lui. Je me dis, « Cantet, ça ne se refuse pas ! ». Je venais d’écrire beaucoup de bien sur son dernier film, j’étais un fan de L’emploi du temps… Donc là je me suis dit « vraiment, si tu commences à refuser ce genre de trucs, t’as qu’à t’enterrer tout de suite ». Après il me demande d’être acteur. Pareil, je réfléchis un peu au truc, et lui me dit « si, si, on va se marrer », et ça peut être intéressant, et ça l’est.
Donc c’est un peu tout comme ça. Même la musique ça a été un peu ça. Si je n’avais pas eu à côté de moi des mecs qui s’appelaient Xavier Esnault ou Gwen David qui commençaient à boeufer tous les deux en guitare-basse et à qui il manquait un chanteur, et que j’ai commencé à annoner des trucs, jamais je n’aurais fait de musique. C’est pas le désir qui m’en manquait, j’avais une vraie rêverie sur faire un groupe de rock. Mais je ne serais jamais passé à l’acte s’il n’y avait pas eu des impulsions amicales, des gens motivés et qui avaient au moins eu le sérieux de jouer vraiment des instruments, contrairement à moi qui étais une espèce de tire-au-flanc…
Donc tout s’est passé comme ça. Récemment j’ai fait une BD, mais c’est pareil, je n’y avais pas pensé. Il se trouve qu’une éditrice vient me voir et me dit « je pense que tu peux être pas mal, etc. ». Et là tu te dis « bah je vais essayer et puis on verra bien ». Ce qui pourrait me caractériser, c’est que j’ai tendance à y aller quand on me suggère quelque chose. C’est aussi mon côté très matérialiste, j’ai la conviction – et j’ai vérifié – qu’il n’y a pas plus pédagogique et nourrissant que la pratique.

C’est aussi aller contre soi, se faire violence, là encore, pour oser faire le truc ? Au départ le socle c’est l’écriture, après c’est juste une déclinaison de formes
Oui bien sûr, c’est se bouger un peu le cul, se dire « je ne vais pas rester dans ma petite routine et mes petits automatismes ». Mais mon truc, c’est d’écrire des livres, la position d’écrivain. Donc c’est pour ça que cette multiplicité, cette pluralité, il faut la relativiser. 90% de mon activité c’est d’écrire devant un ordinateur. Même un scénario de BD, ça se fait en Word. À la rigueur, quand je lis que je suis touche-à-tout, j’ai presque envie de répondre « vous savez, je me considère comme extrêmement monolithique en fait ». J’aimerais bien être un homme total, qui fait de l’alpinisme, qui est un grand sportif et qui par ailleurs écrit des livres, mais je me trouve vachement… Et par rapport à cette solitude de l’écrivain, cette solitude un peu studieuse, l’écriture un peu laborieuse, un peu intello, je trouve que ça ne fait pas de mal d’aller un peu mettre du corps dans tout ça. Réinviter le corps. C’est pour ça que j’aime bien les lectures publiques, par exemple, dès qu’on m’en propose une, je le fais, il y a du corps. Acteur, pareil, il y a du corps. Jouer au théâtre, il y aura du corps… Il y a beaucoup ça. Et surtout le constat qu’on apprend énormément en faisant les choses. Là, en un mois de jeu de théâtre, ça va beaucoup nourrir mon écriture de théâtre parce que c’est très intéressant de voir de l’intérieur l’effet que produit un texte, là où ça marche, là où ça marche pas… D’un seul coup tout devient concret : une réplique qui ne marche pas quand tu la dis, tu le sens tout de suite alors que noir sur blanc, tu ne sais pas trop, tu y vas un petit peu au jugé. En jouant le machin, et puis en faisant aussi l’acteur dans Entre les murs et dans deux ou trois petits machins, je crois que j’ai mieux compris ce qu’était ce truc : qu’est-ce que c’est que jouer. Je crois que j’ai mieux regardé les acteurs par la suite, je suis devenu un meilleur critique de cinéma. Et je comprends mieux la BD depuis que j’en ai fait deux, je vois de l’intérieur exactement comment ça se passe.
Donc j’aurai tendance à préconiser ça aux gens qui auraient la chance comme moi d’être un peu sollicités, parce que c’est vraiment un coup de pot, un vrai privilège : quand on vient t’inviter sur un plateau à jouer à quelque chose, à un nouveau jeu, je leur dis « allez-y les gars, acceptez, et puis vous verrez bien, et si c’est vraiment pas votre truc, eh bien vous ne le ferez plus ».

Xavier Esnault, bassiste des Zab.

Xavier Esnault, guitariste des Zab.

Quand vous montez le collectif Othon, entre potes, on y trouve Xavier Esnault, bassiste des Zab et réalisateur, Gaëlle Bantégnie qui est prof, chanteuse et écrivain… Ces personnalités « multicartes », ça amène plus de densité aux projets dans les échanges, ça joue ?
Ce qu’on s’est toujours raconté avec le collectif Othon c’est que ça a été la meilleure manière pour nous de perpétuer notre amitié. Vraiment, c’est à lire du côté de la consolidation de l’amitié. La meilleure chose qui puisse arriver à un groupe d’amis, c’est de se donner des sites d’activité communs parce que ça permet de faire tourner l’amitié, de la densifier, de la divertir, de la renouveler… C’est comme les Zab qui sont une émanation d’une amitié : on était amis depuis 2-3 ans, on écoutait du rock et du punk, et presque en fondu-enchaîné pur on se retrouve à en faire. Le collectif Othon, dont les activités sont du cinéma, des docus, c’est pareil : on n’arrêtait pas de parler de ciné, on était des gros spectateurs de ciné, 50% de nos discussions étaient sur des films. On se met à écrire nous-même, on avait fait un petit journal de critique ensemble. Et presque dans une continuité pure on prend une caméra et on se met à faire un film autoproduit, comme ça, pour déconner. Et puis après on en a fait d’autres…

Le docu sur les jeunes sarkozystes, où on voit vos visages se décomposer au fur et à mesure des témoignages…
On peut parler de consternation (rires) ! Pourquoi on a fait ce docu, c’est parce que ça nous permet d’aller voir des gens qu’on n’aurait jamais vus, c’est une expérience ! Nous, nos films, on s’en fout un peu de la visibilité qu’ils ont, c’est vraiment les faire qui nous intéresse, notamment les docus. On continue à faire des petites choses…

Est-ce que Gaëlle Bantégnie aurait monté le groupe d’électro-punk La maman et la putain s’il n’y avait pas eu autant de gens du collectif qui faisaient de la musique autour ?
Historiquement, elle était chanteuse des Femmes, un groupe qui commence quand les Zab se terminent, car Olive notre batteur va être libéré pour enfin pouvoir jouer de la guitare. Donc il fait les Femmes tout de suite après, Gaëlle est dans le coin, ça se fait comme ça. Et Othon est arrivé à peu près au même moment. En revanche, je pense que l’une des raisons qui a complètement décomplexée Gaëlle pour aller prendre le micro et chanter, c’était l’épisode Zab. Elle avait vu ses potes foireux devenir un groupe relativement estimé dans le punk rock, en tout cas un groupe crédible, sérieux et qui faisait des chansons écoutables, même si on aime ou pas. Or nous elle nous avait d’abord vus être des espèces de potaches buvant de la bière et nous mettant minables en écoutant les Clash ! L’ambiance qui règne dans ce groupe amical qu’est Othon, j’y suis pour beaucoup, c’est mon côté très démocrate, je les ai tous décomplexés. Il y avait la trace de ça dans Au revoir et merci le dernier texte des Zab dans l’album Paul, la phrase « les artistes c’est toujours les autres ». Ça, ça m’avait beaucoup exaspéré.

Au revoir et merci, c’est une chanson très violente…
Oui, j’étais très remonté contre un truc précis : dans les années 90 quand on s’est mis à faire les Zab, énormément d’amis qu’on pouvait avoir à Nantes où ailleurs ne me parlaient jamais des Zabs. C’est comme s’ils occultaient totalement ce qui était une constituante importante de ma vie, de celle de Xavier, de Gwen… Comme s’ils nous décrédibilisaient, nous délégitimaient parce qu’on était tellement leurs potes qu’on ne pouvait pas être des artistes.

 

On en revient à ces questions de posture, le poète ça ne peut pas être Akhenaton… Soit tu es chanteur, soit tu es un pote, avec une hiérarchie… « je le connais, donc forcément c’est moins bien que d’autres choses sur lesquels je fantasme »…
Absolument. D’où finalement la compréhension que j’ai eue, très sensible de cette phrase qui ne m’avait jusqu’alors jamais parlé : « nul n’est prophète en son pays ». On s’était rendu compte d’ailleurs que c’est quand on jouait à Nantes que c’était là le plus tendu. « Nul n’est prophète en son pays », ça veut dire « pour te crédibiliser comme artiste, il faut que tu sois perçu comme lointain ». Et dès que tu mets de la proximité, tu perds des points-artiste. Et ça m’exaspérait beaucoup. Donc « les artistes c’est toujours les autres ». Or, dès l’âge de 18-20 ans, c’était pas genre « nous sommes des génies », non, mais « je ne sais pas si on est des génies, mais rien n’exclut qu’on le soit ». Bon, il faut relativiser le terme « génie », évidemment, mais il n’y a rien qui écrit que c’est pas pour nous, donc « pourquoi je me l’interdirais ? On verra bien, on va faire un groupe de rock et on verra si c’est viable ». Je ne vois pas pourquoi je m’interdirais d’écrire des livres. Et je crois que beaucoup de gens s’interdisent d’écrire des livres parce qu’ils ont l’impression que c’est pour les autres.

D’écrire tout court en tout cas. Je fais partie des gens qui pensent qu’internet et les blogs ont sauvé des vies en permettant un espace d’expression…
Oui, évidemment. Il y a toujours des vieux cons pour se plaindre que tout le monde écrit, alors qu’au contraire, c’est bien, allez-y, les gars, et puis après on verra bien le résultat et la qualité, mais c’est un autre débat. Donc voilà, là-dessus j’étais très démocrate sans l’avoir beaucoup théorisé. Sans avoir lu Rancière j’avais déjà compris Rancière : a priori c’est pour tout le monde, il n’y a pas de raison que je m’exclue moi-même du champ esthétique. Mais j’en dirais autant de la politique, c’est pour tout le monde. Ce n’est pas réservé à des gens qui sauraient, ce n’est pas un métier. La politique, ça n’a de sens que si c’est pour tout le monde. J’ai encore entendu ça à la télé dans la bouche d’un éditorialiste de merde, « ça prouve que la politique c’est un métier ». Bah non, mon vieux, la politique n’est pas un métier. L’art aussi. Je dis bien « a priori c’est pour tout le monde ». Après, il y a toujours quelqu’un qui te répond « mais tout le monde n’a pas de talent », qui va dire « le démago Bégaudeau nous explique que tout le monde est artiste ». Mais ce n’est pas ce que je dis, je dis qu’a priori rien n’exclut que tel ou tel ait du talent. Je pense que j’ai vachement imprimé dans le groupe, ce côté démocratique, sans chef. Peut-être aussi parce que j’étais le plus arrogant de tous, que ça s’originait dans quelque chose de pas très reluisant qui était cette espèce de présomption à croire que… Mais ça nous a bien sauvés, notamment au début des Zab, quand personne ne voulait chanter. Donc Bibi y est allé ! (rires)

Au début des Zab, tu es arrivé avec le pack chant-écriture ?
Ah non non, au début il n’était même pas question d’écrire ! Quand tu commences un groupe, tu fais des reprises, des trucs comme ça. C’était juste « mais qui veut prendre le micro », parce qu’il y a toujours un micro vide qui fait peur à tout le monde et que personne ne prend parce que c’est impudique de chanter, pendant que tu peux te planquer derrière un instrument. Après, par voie de conséquence, j’ai écrit les textes, mais ça m’était moins pénible.

Dans ce que tu n’as pas encore fait, de quoi tu aurais envie un jour ?
je ne sais pas trop. Et je ne me suis jamais posé la question parce souvent les occasions ont précédé les envies. Ce que je peux répondre, c’est que j’aurais plutôt envie de faire toujours mieux ce que je fais. Que ce que je fais se passe toujours mieux. Essayer d’écrire des livres meilleurs, des pièces de théâtre toujours plus fortes…

2014-05-beg-Zab-tshirts

Dans tout ce que tu as expérimenté, ce que tu as écrit, est-ce que tu n’as jamais rien fait d’autre que de parler de toi, finalement ? Parce qu’il y a un côté mégalo aussi, dans ta personnalité, en ambivalence avec une fragilité, en bascule de l’un à l’autre… Et dans de nombreux textes, on est au « je ».
Ça, ça vient plus d’un truc que j’ai d’abord ressenti puis vachement théorisé, conscientisé… Je disais tout à l’heure que pour moi l’art n’est fort que s’il y a une impulsion vitale, s’il est connecté à du vivant, aux forces vitales. Et le vivant, ça ne veut pas dire le réel. Moi, je suis un vitaliste. S’il y a deux étiquettes que j’accepterai, c’est libertaire et vitaliste. Ce que j’ai ressenti très vite puis théorisé, c’est que le point d’ancrage vital d’un individu, c’est lui-même. Je ne connecterai tel ou tel sujet à la vie que si ça passe par moi, parce que c’est moi qui suis le dépositaire de l’ancrage dans la vie. C’est mon corps qui est ancré dans la vie. Dès que je vois un truc se désincarner ou ne pas faire entrer de subjectivité, je le soupçonne toujours d’être un peu déconnecté, d’être un peu dans le ciel des idées, des abstractions, ce que je reproche à la philosophie en général. Je suis plutôt du côté de l’anti-philosophie : Nietzsche, Foucault, Rancière…

Ma survie est mon ego ? avec ego au sens de soi, de se retrouver ?
Ego c’est trop connoté, mais j’aime bien dire ma subjectivité, l’ancrage subjectif. Le soi. C’est toujours ce que j’ai envie de demander à des intellectuels quand ils sont en train de pontifier sur tel ou tel sujet : « mais toi, qu’est-ce qu’il en est de toi ? ». Là-dessus je suis très Montaigne. Sinon je ne sais pas d’où ils parlent, je ne sais pas où ils sont, et d’ailleurs souvent ils se mettent dans une sorte de surplomb, un peu au-dessus de la masse, et souvent dans la réprobation d’ailleurs. Donc « Engage-toi dans ce que tu dis, sinon je ne sais pas d’où tu parles ». Donc je parle à partir de moi, de ce que je vois, de ce que je vis, de ce que je ressens… C’est pour ça que j’ai fait des essais. Normalement le code implicite des essais c’est de retrancher le « je ». Il est entendu qu’un roman est subjectif, mais un pour un essai tu passes presque en position universitaire objective, la fameuse interdiction débile du « je » dans l’université. Or, moi, tous les essais que j’ai pu écrire ou co-écrire convoquent en permanence du « je ». C’est vraiment une effraction par rapport au genre parce que je ne me vois pas parler d’un autre lieu que moi. Et où ça pourrait aller à l’inverse de la mégalomanie, c’est que ça pourrait être une humilité.

Je parlais de fragilité, mais finalement c’est une forme d’honnêteté aux autres aussi, que de parler de soi. C’est la démarche de « tu m’as demandé un témoignage de mon amour alors je t’ai parlé de la lutte des classes », car « c’est aussi moi, ça fait partie de moi, ce sujet ».
Oui, c’est « on ne va pas se mentir ». Comment devient-on communiste ? Peut-être parce qu’on a analysé froidement les rapports de classe, mais enfin on devient plus sûrement communiste parce qu’on est sensible à une esthétique, à un mode de discours, une iconographie, on aime le drapeau rouge.. Et puis dans l’esprit libertaire aussi, il y a toute une espèce de geste anarchisante qui te plaît épidermiquement… Je ne vais pas nier que dans mes grandes théories sur la lutte des classes il n’y a pas quelque chose de profondément sensuel et épidermique qui aurait à voir avec une énergie, l’érotisme, l’amour.
Donc ma subjectivation de tout, c’est vraiment d’abord ça. Après, je suis un démocrate. Et pour moi le démocrate, ça rejoindrait ce que tu dis sur fragilité/mégalomanie : se constituer soi-même comme sujet démocratique c’est très ambivalent, c’est deux choses à la fois. C’est la phrase de Sartre à la fin des Mots : « Un homme qui les vaut tous et que vaut n’importe qui », qui veut à peu près dire cela : « cet individu qui ne dépasse personne mais que personne ne dépasse ». C’est ça pour moi la subjectivité : « je ne suis pas mieux qu’un autre mais je ne suis pas moins qu’un autre ». C’est la revendication égalitaire  démocratique. Une revendication à la fois prétentieuse et humble : je me constitue comme sujet démocratique, au même titre qu’un autre, personne ne pourra venir m’expliquer la vie, ma voix compte pour autant que la tienne, et pas pour plus non plus. Et moi, dans ma façon de circuler publiquement, je déteste quand des gens me regardent de bas en haut, impressionnés. J’ai envie de leur dire « on peut se parler normalement, quoi, arrêtez de me regarder comme ça ». Je déteste aussi l’inverse, faut pas me prendre pour un con. Et selon que tu rectifies dans un sens ou dans l’autre, tu passeras soit pour un mec super sympa qui met de la familiarité, soit pour un péteux. Et j’alterne en permanence les deux. Je suis en train d’écrire un livre là-dessus. Le constat que je fais depuis 20 ans que je fais des choses publiquement, le rock puis la littérature, c’est que c’est compliqué de trouver le point. Compliqué d’être dans le point où moi je suis à l’aise, où moi je pense que la vie commence, c’est à dire le point égalitaire. On se parle normalement, d’égal à égal, et on verra bien dans la discussion qui dit les choses les plus intelligentes ou pas, peu importe. Et ce point, je l’ai rarement trouvé : soit tu arrives devant des gens qui sont trop polis et trop respectueux, et il ne se passe rien car ils sont tétanisés et n’osent même pas parler en se disant « il est tellement intelligent que je ne vais dire que des trucs cons », soit c’est l’inverse, on me prend pour un connard, on te traite mal. Les médias, les journalistes te traitent très mal par exemple… Je suis en train d’écrire dans un livre qui est un peu un Entre les murs dans le champ culturel… En gros j’ai tellement alterné entre le mec qui t’admire tellement que quand tu es au resto avec lui il ne se passe rien tellement il est transi, ou l’inverse : le mec t’invite dans une librairie pour parler de tes bouquins et il n’a lu aucun de tes livres. Là, tu as envie de lui dire « putain, tu pourrais me respecter un peu, tu es libraire, tu m’invites en librairie comme écrivain, tu voudrais pas lire juste dix lignes de moi ? ». Grande alternance entre les deux. Et rarement un truc amical, simple. Plutôt que de se dire « toi tu es libraire et moi écrivain », on va se dire « il y a un truc qui nous relie, c’est le livre, le goût de la littérature, c’est de ça dont on devrait parler tous les deux. Après on parlera d’autre choses, mais c’est d’abord ça qui fait qu’on se voit ». Or on parle très peu de livres dans le champs littéraire. Et tout ça, ça passe par la pratique… L’autre jour j’ai fait une interview pour une petite radio libertaire, et l’animateur me dit avant l’émission « je suis fan ». Pour moi fan, c’est qu’il a lu au moins quelques uns de mes livres et qu’il aime bien. Or il va s’avérer deux choses : d’abord, l’animateur n’est pas du tout libertaire : il est prof de lettres classiques et la politique n’a pas été abordée pendant l’interview car ça ne l’intéresse pas du tout. Puis, finalement, il n’avait presque rien lu de moi, à part Jouer juste et Entre les murs. Ce qui est très bien, déjà, je ne lui en demande pas plus, mais qu’il ne vienne pas me dire qu’il est fan. Pendant l’interview, on a parlé de la pièce, plutôt bien, il avait lu le texte et est venu la voir après, mais ce qui va être pénible tout le reste du temps c’est qu’il m’a posé des questions à la Fogiel, médiatico-de merde, genre « ça fait quoi d’avoir une Palme », « certains disent que vous êtes prétentieux »… Typiquement à la Fogiel, quoi. Je lui ai dit après : « je viens dans une radio libertaire, et c’est pour que tu me poses les mêmes questions que ces imbéciles de RTL ? C’est dommage, ça aurait pu bien se passer et en fait on ne s’est pas du tout marré ».

Après l’article dans la presse lyonnaise où un journaliste écrit que tu as participé à un groupe de funk rock… En fait Lyon c’est pas si bien que ça ! (rires)
Si Lyon avait le monopole de ce genre de coquilles… (rires) Après tu acceptes le truc, ça fait partie du folklore, tu sais qu’il y aura toujours des approximations… C’est pas méchant. Quoi que… (rires) Mais c’est compliqué. En résumé, c’est rare de trouver des périmètres de discussion intéressants, tranquilles, où on parlerait entre potes…

2014-05-beg-funkrock

Photos des Zabriskie Point en concert et de François Bégaudeau made by votre serviteur.

En bonus : François Bégaudeau répond au questionnaire pas de Proust mais des Zab. On y parle entre autres des Wampas, d’amour, de Dialektik…

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8 réflexions sur “François Bégaudeau, radicalement démocrate

  1. Pingback: Begaubonus : Bégaudeau et le questionnaire Zab | toniolibero

  2. Merci pour cette longue et belle interview, j’ai un peu trainé pour la lire, mais ça valait le coup 🙂
    Je crois que je vais me pencher un peu plus sur le bonhomme, du coup, j’avoue que je ne le connaissais pas plus que ça

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  5. Pingback: Bégaudeau strikes again | Le Footichiste

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