Passée une Biennale une nouvelle fois riche de propositions, le MAC accueille L’Antidote de l’artiste algérien Adel Abdessemed. S’il se défend d’être un artiste politique, la réflexion proposée par ses œuvres porte pourtant en elle un regard rarement neutre corrélé à l’actualité ou le passé parfois sanglant d’Abdessemed.
Se baser sur l’histoire contemporaine pour mieux repenser l’homme et la société de demain ? « L’art, c’est poser des questions, pas donner des réponses », comme le dit Ai Weiwei, un autre artiste engagé impacté dans son art ou sa vie par des régimes peu sensibles à la création.
Weiwei ou Abdessemed, ou comment penser un avenir plus radieux en témoignant d’un présent qui l’est moins…
Avant d’entrer dans le vif du sujet, le MAC a dédié son 1e étage à quelques œuvres de sa collection, pour beaucoup présentées les années précédentes. Outre le plaisir de retrouver Taut eye Tau d’Alex da Corte, par exemple, ou le déstructuré Concerto for Four Pianos d’Arman, cette mini-sélection s’ouvre avec Half Life² du duo Kolkoz. Un jeu vidéo shoot’m up qui permet de déambuler arme à la main dans le musée reconstitué (et quasi désert), pendant que les visiteurs peuvent suivre la partie derrière une vitre sans teint. Questionnant le choix entre être acteur d’une démarche violente virtuelle ou en rester spectateur passif, l’œuvre se révèle être une quasi-préface parfaite à ce qui nous attendra aux étages supérieurs.

Half Life² (Kolkoz)
Le 2e étage ouvre enfin l’univers d’Adel Abdessemed en nous accueillant avec une vidéo-hommage à Cocteau, intitulée Je ne me retourne pas, montrant Abdessemed transpercé d’une lance reçue dans son dos. Le passé tue-t-il, le présent est-il irrémédiablement violent ? « le temps détruit tout », pour paraphraser Gaspar Noé dans son sulfureux Irréversible ? Nous y reviendrons.
À cet étage, peu d’œuvres, mais suffisamment marquantes. Sélection personnelle :
Statue imprimée en 3D, Is Beautiful matérialise dans un style antique la photo de la jeune Angela Merkel saisie en plein naturisme dans les années 60. La légèreté des expressions des visages, ce retour à un état naturel oppose à une actualité sociale allemande où la bonne santé économique passe aussi par une crise sociale croissante, et où le sujet toujours brûlant des migrants qui continuent d’arriver en nombre pour fuir les conflits crispe un pays marqué par l’Histoire. Avec pour conséquence une fragilité politique néfaste à l’équilibre d’une Europe de plus en plus instable à l’Est.

Is Beautiful (Adel ABdessemed)
Salam Europe propose 16 kilomètres de barbelés. 16 kilomètres, soit la largeur du détroit de Gibraltar, qui sépare Punta de Oliveros en Espagne et Point Cires au Maroc. Là encore, la question migratoire est sous-tendue : les clandestins jouent leur avenir, risquant parfois leur vie pour parcourir cette courte distance symbolisée par ce barbelé, infime mais imperméable frontière.

Salam Europe (Adel ABdessemed)
Citizen propose une partie de foot entre un enfant et un soldat arme à la main. Si les deux personnages sont réalisés en céramique, le soldat est recouvert de graphite. Une impression de pot de fer contre pot de porcelaine s’en dégage, et ce rapport de force inégal contraste avec le pacifisme qui pourrait paraître au 1e degré. En filigrane, la question du pouvoir entretenu coûte que coûte, derrière des images ou des discours apaisants ?
La vidéo Passé simple rejoint Is Beautiful dans la libération des corps. Et des cultures. En effet, deux hommes et deux femmes entament une danse dionysiaque dans le plus simple appareil, sur la table d’un bar. Ces quatre personnages sont maghrébins, ce n’est pas anodin : on sent ici poindre le versant plus engagé d’Abdessemed, la nudité assumée pour lutter contre une morale – religieuse, en l’occurrence – de plus en plus présente et qui peut parfois ordonner d’enfermer les corps, les cacher.

« Citizen » et « Passé simple » (Adel Abdessemed)
Dernier tour d’horizon de cet étage avec Trames du hasard, plaques d’acier galvanisé perforées par balles, laissant filtrer la lumière à travers des trous causés par… des armes à feu. La lumière après les ténèbres de la violence…

Trames du hasard (Adel Abdessemed)
Le 3e étage est dédié à une unique œuvre : Shams. Ne chipotons pas, Shams mérite à elle-seule la visite.

Shams (Adel Abdessemed)
Exposée à Doha pour la première fois en 2012 après l’attribution au Qatar de la Coupe du Monde 2022, Shams nous plonge dès le palier franchi dans une moiteur saisissante avant même que sa scénographie se dévoile à nous. Et l’on est vite saisi par cette œuvre constituée de 35 tonnes d’argile rendant compte de l’esclavage moderne : les Népalais mourant sur les chantiers de construction des stades ultra-modernes, mais aussi des références au colonialisme, à la traite des Noirs ou une atmosphère de tranchées. Le tout dans la teinte ocre de l’argile modelé et de l’humidité qui s’en dégage.

Shams (Adel Abdessemed)
D’un monde flottant à un autre, Shams est la transition de conclusion parfaite avec le thème de la dernière Biennale. Les personnages en quasi-taille réelle sont condamnés à sécher, se craqueler, l’argile n’étant pas cuite.
Shams se trouve voué à l’auto-destruction naturelle. Shams signifie « soleil » en arabe (jouant sur la quasi-polysémie avec un autre mot : shames, « hontes » en anglais), un soleil qui réchauffe mais qui écrase ou tue les esclaves passés ou modernes, et aveugle le reste du monde sur le caractère inhumain de l’exploitation de l’Homme par l’Homme à laquelle peu protestent.
Le caractère éphémère de cette œuvre se veut une fois de plus ambigu, un autre tabou abordé après celui de la nudité traité à l’étage inférieur : doit-on nier cette réalité, fermer les yeux, ou au contraire œuvrer pour que ce la ne se reproduise plus ? Le temps détruit tout, a-t-on dit précédemment, mais pour quel lendemain ?
Quelle image gardera-t-on de Zidane ? L’image du coup de boule en finale de Coupe du Monde 2006, qu’Abdessemed a figé en statue de 4 mètres de haut à Beaubourg en 2012, ou le génie qui aura marqué le foot ? C’est le choix laissé à chacun, à travers les œuvres présentées : doit-on s’en tenir à l’état peu glorieux de notre société, ou ne vaut-il enfin changer nos comportements, notre approche de l’autre pour un monde meilleur ? Sans présumer de la position de l’artiste, rappelons le titre de l’exposition qui lui est dédiée : L’Antidote. En soi porteur de sens positif – un antidote guérit, c’est aussi le nom du bar où, alors étudiant à Lyon après avoir fui l’Algérie suite à l’assassinat du président de l’École supérieure des beaux-arts d’Alger, il rencontra sa future femme. L’amour, remède universel à toutes les turpitudes…
Adel Abdessemed, L’Antidote (+ collections du musée)
Mac Lyon, jusqu’au 8 juillet 2018
Ajout du 23/08/2018 : je viens de tomber sur cette vidéo du making of de Shams, encore bravo à l’équipe com du MAC de nous partager ces moments !
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