“L’ennemi intérieur” : le lanceur d’alerte Nicolas Forissier et le journaliste Raphaël Ruffier-Fossoul racontent “l’affaire UBS à hauteur humaine”

Évasion fiscale à grande échelle, barbouzeries, présidents de la république et ministres, Renseignements Généraux et… un homme qui fait face, uniquement armé de ses convictions et son éthique. C’est ainsi que l’on pourrait présenter le livre L’ennemi intérieur, qui décortique de l’intérieur la mécanique de la banque suisse UBS et sa filiale française pour échafauder un système d’aide à l’évasion fiscale.

Cet homme seul, c’est le lanceur d’alerte et auditeur bancaire Nicolas Forissier qui raconte son combat sous la plume de Raphaël Ruffier-Fossoul. Le journaliste lyonnais nous présente la genèse de cet ouvrage haletant qui se lit comme un polar, et qui interroge aussi la place et la protection des lanceurs d’alerte face à une loi Sapin 2 imparfaite.

Le lanceur d’alerte Nicolas Forissier et le journaliste Raphaël Ruffier-Fossoul (© DR)

Le livre raconte le fonctionnement d’UBS de l’intérieur, par le témoignage de Nicolas Forissier, auditeur interne chez UBS France et qui sera à l’origine du procès. Pourquoi lui, et comment s’est fait ce choix du “je”, d’être à la place de Nicolas Forissier ?

Le choix du “je” me semblait assez évident. Le principal intérêt du livre, à mon avis, est qu’il raconte l’affaire UBS à hauteur humaine, en permettant de la vivre de l’intérieur, avec celui qui en est à l’origine, et de raconter ainsi comment il s’est trouvé plongé au cœur des principaux scandales d’État des années Sarkozy, sans toujours en mesurer pleinement les tenants et les aboutissants. Mais j’ai aussi beaucoup travaillé sur pièces et dû mener des dizaines d’entretiens pour confirmer et compléter ses souvenirs, creuser certains aspects de l’affaire, il fallait trouver la bonne manière d’intégrer cette “contre-enquête”… 

J’ai essayé une écriture avec un double narrateur, mais cela devenait plus confus et nous emmenait dans trop d’histoires parallèles. C’est là où travailler avec Fayard a été une grande chance. On a beaucoup échangé avec Gérard Davet et Fabrice Lhomme, qui étaient mes éditeurs sur ce projet, et finalement j’ai fait le choix d’essayer de me mettre vraiment dans la tête de Nicolas, pour tout écrire à la première personne et rester le plus près possible de son témoignage. Du coup, j’ai gardé ce principe jusqu’aux remerciements, même si mon épouse a trouvé ça un peu bizarre (rires). 

© DR

Cette histoire est celle d’un double-résistant, face à une maladie génétique qu’il affronte au quotidien, et face à un puissant organisme financier qui usera de tous les moyens pour ne pas livrer ses secrets. Même face à la justice quand elle s’empare enfin du sujet, il va devoir prouver qu’il est une victime et non un coupable dans l’affaire malgré les preuves qu’il détient. Et en plus d’UBS, on croise dans le livre des services de renseignements, de réseaux politiques français et africains, et rôdent les fantômes des affaires Bettencourt, Cahuzac ou de Charles Pasqua… Qu’est-ce qui aura fait tenir Nicolas Forissier ?

Oui, pas grand monde aurait tenu à la place de Nicolas. Il fait partie des rares véritables lanceurs d’alerte, il est de la trempe d’une Irène Frachon qui a été à l’origine de l’affaire du Mediator, le médicament fabriqué par les laboratoires Servier. Pour tenir, il lui a fallu beaucoup de courage, bien sûr, mais aussi de constance, d’intelligence, de détermination… Nicolas ne voulait pas parler de sa maladie, j’ai mis des mois à le convaincre de l’aborder. Il n’avait aucune envie qu’on le plaigne, qu’il passe pour une victime. Mais je souhaitais qu’on en parle car je suis convaincu que c’est une clé de compréhension de sa résilience. Comme il a pu le dire à un des ses interlocuteurs chez UBS : il lutte au quotidien contre un ennemi intime bien plus puissant que ses anciens employeurs…

Tous les ingrédients d’une fiction d’espionnage sont présents : blanchiment d’argent, fraude fiscale… Certains passages mentionnent des soirées privées organisées par UBS au Musée des Beaux-Arts de Lyon pour les grandes fortunes lyonnaises, en présence notamment du gratin politique et culturel local. Pourquoi avoir particulièrement mentionné ces événements lyonnais ?

Oui, l’histoire est assez incroyable. Je pense que tout le monde a entendu parler de “l’affaire UBS”, mais peu se souviennent vraiment de sa nature. Le risque principal pour moi était donc de perdre le lecteur dans des détails financiers et techniques ; il fallait au contraire permettre au lecteur de se plonger pleinement dans une histoire qui est un vrai polar… sauf que tout est vrai. Dans le récit, j’ai donc privilégié les scènes vivantes, les détails qui permettent de se projeter vraiment et de comprendre les mécanismes de l’affaire. Il y a quelques scènes à Lyon, comme dans d’autres villes, mais je n’ai pas vraiment creusé les pistes locales, ce n’était pas l’objet. Si vous lisez le livre en cherchant des rebondissements lyonnais, vous serez donc déçus (rires). Là-dessus, je vous invite plutôt à aller dans les archives de Lyon Capitale notamment pour relire les excellentes enquêtes de Slim Mazni sur ce sujet. 

Raphaël Ruffier-Fossoul (© DR)

Votre attrait pour l’enquête et les lanceurs d’alerte vient de loin, vous aviez d’ailleurs tenté de lancer le magazine d’investigation Le Lanceur en 2018. Vous signaliez à l’époque les limites de la loi Sapin 2 sur la protection des lanceurs d’alerte. Est-ce l’un des freins pour des potentiels lanceurs d’alerte ? 

Oui, j’avais d’ailleurs rencontré Nicolas Forissier à cette époque… On partage la même analyse là-dessus avec Nicolas, le principal défaut de cette loi, c’est qu’elle impose aux lanceurs d’alerte de prévenir d’abord ses employeurs. C’est ce qu’a fait Nicolas, et cela a conduit à son licenciement, alors que la justice a confirmé qu’il avait dit la vérité. Évidemment que cette clause va faire douter des lanceurs d’alertes potentiels. Certes, il y a la possibilité de saisir directement les autorités de tutelle en cas de “danger grave et imminent”, mais c’est prendre le risque de lancer une alerte et que la justice ne reconnaisse pas ensuite le “danger grave et imminent” et que cela se retourne donc contre le lanceur… 

Il y a aussi de vraies avancées, comme on le dit dans le livre. L’anonymat de Nicolas n’a pas été respecté quand il a lancé son alerte, désormais ce serait passible de 2 ans de prison et 30 000 euros d’amende. Ça peut faire réfléchir un employeur indélicat… tout comme le délit d’entrave à un signalement, puni d’un an et 15 000 euros d’amende. 

Pour la presse, la protection des sources est aussi parfois remise en cause par la justice, tout comme la loi sur la presse de 1881 ne permet pas aux titres de bénéficier de dommages et intérêts. D’ailleurs, le premier article sur UBS paraît dans Marianne en 2010, mais ne trouve aucun écho, ce que Forissier explique par la peur de procès-baillons tant que la justice ne s’est pas emparée d’une affaire. Comment décryptez-vous, en tant que journaliste, ce constat ? Y a-t-il une législation à consolider ou à revoir pour faciliter le travail de la presse, ou est-ce à la presse de se remettre en question ?

Oui, je dois reconnaître que sur le passage que vous évoquez, les réflexions que je prête à Nicolas sont le fruit des échanges que nous avons pu avoir sur ce sujet. Il y a parfois un peu de moi dans ses idées, mais pas toujours (rires). La loi française en matière de presse me semble plutôt cohérente : le journaliste est logiquement présumé coupable de diffamation, car lui-seul peut apporter la démonstration de ses écrits. Si j’écris qu’untel a volé dans la caisse, on ne peut pas lui demander de démontrer qu’il ne l’a pas fait… C’est à moi de prouver que j’avais suffisamment d’éléments pour le dire. 

En revanche, quand la justice donne raison aux journalistes, elle devrait reconnaître plus souvent la mauvaise foi de celui qui a porté plainte et attribuer des indemnités plus conséquentes aux journalistes. Que cela compense au moins le temps consacré à préparer sa défense. Surtout quand les journalistes sont indépendants. J’ai eu le cas avec Lyon Capitale, un procès qui m’a été intenté par le Groupe SOS et qui n’a été jugé qu’après mon départ… Nous étions d’ailleurs poursuivis avec une autre collègue, Romane Guigue, qui elle aussi avait quitté le journal. Nous avons gagné en novembre dernier, mon ancien employeur a été indemnisé, mais nous personne ne nous a payés pour le temps passé à préparer, puis à assurer notre défense… Je ne me plains pas non plus, j’assume tous mes écrits et je suis préparé en cas de procès. Mais c’est vrai que ça n’encourage pas les journalistes à faire des enquêtes contre des groupes financièrement puissants.

Copie d’écran du groupe Facebook du collectif de lanceurs d’alerte MetaMorphis

Nicolas Forissier a lancé MetaMorphis, un collectif de lanceurs d’alerte. Cette initiative citoyenne est-elle indispensable, en complément de la législation et des enquêtes de la presse ?

Oui, évidemment. La leçon du livre, c’est que pour lancer une alerte, il faut se préparer, s’entourer, afin de se préserver. Il y a besoin de collectifs comme celui-là pour faire ce travail d’accompagnement, car nos démocraties sont encore très imparfaites et nous aurions besoin de beaucoup plus de lanceurs d’alertes. Pour faire naître les vocations, il y a besoin de gens comme Nicolas Forissier qui font la démonstration que les lanceurs d’alertes ne sont pas forcément des victimes, qu’ils peuvent gagner. C’est aussi pour cette raison que je suis fier d’avoir fait ce livre et que j’espère de tout mon cœur qu’il apportera à Nicolas la reconnaissance qu’il mérite. 

Le procès UBS est actuellement en Cour de Cassation. Que peut-on attendre du jugement final, tant pour UBS que pour une certaine éthique du secteur bancaire et financier ?

Cette affaire traîne depuis 12 ans devant la justice française, elle a surtout besoin d’un point final. J’espère qu’il sera apporté par la Cour de Cassation, mais on n’est pas à l’abri de nouveaux rebondissements. Il y a aussi la procédure aux prudhommes qui doit aller à son terme. C’est important pour Nicolas de pouvoir tourner la page, car on ne sort jamais indemne de ce genre de combats, et cela affecte évidemment son entourage proche. Il est temps pour lui de pouvoir passer à autre chose, en ne gardant de cette histoire que la fierté d’avoir été celui qui a résisté.

Dans vos activités plus lyonnaises, vous avez lancé en décembre 2020 la newsletter d’information L’Arrière-Cour, où en est-on après quasiment un an et demi d’existence ?

On continue, bien sûr. Pour l’instant, c’est une expérience enthousiasmante, qui m’a permis de travailler avec d’excellents journalistes, écrivains, dessinatrices et dessinateurs… On a fait la démonstration que ce modèle était capable de financer un journaliste local indépendant à temps plein. Il est facilement reproductible dans toute la France et me semblerait particulièrement bien adapté pour des correspondants locaux de journaux nationaux qui chercheraient un moyen de travailler plus régulièrement sur les sujets locaux. Mais pour ce qui nous concerne, c’est surtout la base pour mener d’autres projets éditoriaux. 

Depuis 2 ans j’ai été servi : j’ai pu faire deux documentaires pour France 3, un sur Gérard Collomb, un sur Éric Piolle. J’ai créé une société de coworking avec mon frère, Le Chalet à Perrache, qui nous permet d’avoir des locaux, et d’être au quotidien dans une ambiance exceptionnelle avec des gens issus de mondes professionnels très différents. J’ai aussi pris la succession de Gérard Angel pour l’émission politique quotidienne “Les coulisses du Grand Lyon” pour lyonmag.com ; ça m’a permis de me mettre à jour sur le personnel politique local, qui a beaucoup évolué ces dernières années ! Mais aussi de faire des interviews que j’ai trouvées intéressantes avec François Hollande, pas mal d’universitaires, d’artistes, ou plus récemment mon confrère Victor Castanet (auteur de Les fossoyeurs, l’enquête sur les coulisses d’Orpea, le leader mondial des Ehpad) qui a été édité dans la même collection chez Fayard.

J’ai aussi animé différentes conférences, fait pas mal de formations, un peu d’éducation aux médias, été commissaire d’une exposition sur “Les scènes BD africaines”, lancé le projet Chabe!, repris Le Bouchon Déchaîné, écrit pour L’Arrière-Cour, Golias, Lyon Mag… et donc écrit ce livre. 

Je ne cache pas que c’était un peu trop, sans doute que j’ai eu un peu peur du vide au démarrage (rires)… Je ne regrette rien, il n’y avait que des projets que j’avais choisi de faire et que j’ai eu plaisir à mener au bout. Je vais pouvoir me consacrer désormais plus aux projets en cours, Chabe! notamment. Mais je serais comblé si je pouvais continuer à mener de front des sujets locaux et nationaux. En écrivant ce livre, j’ai eu le sentiment d’être utile, j’espère vraiment avoir l’opportunité d’en faire d’autres.

Et où en est le lancement de ce magazine photographique lyonnais, Chabe!, après la campagne réussie de crowdfunding ?

Là encore, c’est un projet qui m’a complètement dépassé. On a commencé avec deux photographes, Antoine Merlet et Juliette Treillet. Maintenant il y a une trentaine de photographes directement associés au projet, je ne pourrai pas les citer tous, mais vous pouvez les retrouver sur nos réseaux sociaux, on a essayé de les mettre en avant pour montrer que la ville regorgeait de talents. Derrière, il y a une petite équipe, avec les iconographes Mika Sato et Fabrice Héron, notre graphiste Guillaume Berthillier, Éric Fossoul qui porte le projet au quotidien avec notre commerciale Jeanne Manin. Le financement participatif a été un succès, nous avons donc attaqué la réalisation. Plus de 160 photographes nous ont envoyé des propositions de sujets, nous sommes en train de finaliser la sélection et de choisir les journalistes qui interviendront ensuite sur les sujets retenus. Je pense que le premier numéro sera prêt à l’automne. 

En parallèle, il faut que l’on développe tout un réseau de distribution auprès des libraires de l’agglomération, ainsi que l’on commercialise quelques publicités pour équilibrer le projet. J’ai beau connaître un peu, ça reste du boulot (rires). Heureusement qu’on a une super équipe pour le mener à bien. 

Jeudi 19 mai 2022 à 19h : rencontre avec le lanceur d’alerte Nicolas Forissier et Raphaël Ruffier-Fossoul à la librairie Raconte-moi La Terre, 14 rue du plat (Lyon 2e)

L’ennemi intérieur
Nicolas Forissier et Raphaël Ruffier-Fossoul
Ed. Fayard, sortie le 11 mai 2022
324 pages, 20€
EAN physique 9782213720791
EAN ePub 9782213720425

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